Une entêtante et redondante orchestration guignolesque du standard américain Tea for two tourne déjà en boucle dans les enceintes. Le plateau, prolongé en son centre par une avancée comme pour un concert de super star, sépare une partie du public en deux. Au loin, sur un immense tapis de journaux dont on imagine déjà le bruit de froissement, les personnages, comme des créatures de papier inspirées de Miró, sont figés dans un tableau qui ne demande qu’à s’animer. L’image est esthétique, à n’en pas douter. Les spectateurs se succèdent d’ailleurs au pied du podium pour photographier l’instant quand, après de longues minutes, un fort claquement accompagne l’obscurité soudaine dans la salle pour lancer le début de la représentation.
Ainsi le son et la musique, au volume visiblement poussé au maximum, donnent d’emblée le tempo d’une pièce aux rythmes inégaux, de la lenteur la plus extrême aux précipitations les plus cartoonesques, comme une machine automate détraquée qui voudrait pourtant continuer de fonctionner. Dans ce petit cabaret de papier, les interprètes deviennent des marionnettes dont le moindre déplacement, le moindre geste, semble guidé par un fil invisible aux rouages usés par le temps.
En cherchant le point de rencontre entre deux artistes emblématiques du mouvement surréaliste, Robert Wilson propose un spectacle qui se superpose à lui-même et dont les éléments peinent à se répondre. Les images créées par la scénographie, les costumes et les lumières contribuent à une esthétique réussie en écho au travail de Joan Miró, qui avait précisément réalisé des dessins et marionnettes tendant à illustrer le texte de Jarry. Mais en ajoutant une nouvelle couche d’absurde à la pièce existante, le metteur en scène crée finalement un conflit qui donne la priorité aux images plutôt qu’au propos, par ailleurs relégué au dernier plan au travers d’une bande son préenregistrée qui crée une distance infranchissable entre le texte et son interprétation.
Les répliques, parfois à peine mimées sur les lèvres des interprètes, sont ainsi diffusées au même titre que les musiques qui s’enchaînent et s’amoncellent. Elles deviennent un outil annexe au tableau visuel, comme les bruitages de pas et les froissements de papier qui donnent lieu à une désynchronisation de l’image par rapport au son quand, pourtant, ces mêmes sons nous parviennent en direct et sans artifice depuis le plateau.
On ne peut en aucun cas reprocher à Robert Wilson son sens évident de l’esthétique, lui qui a toujours travaillé sur une approche plastique de l’art, notamment au théâtre. Chaque scène prise une à une est parfaitement exécutée sur ce plan. Seulement, leur succession pêle-mêle, comme autant de petits numéros, semble mixée tant bien que mal pour concevoir un tableau vivant très lisse. Car en dépit de l’essence absurde et grotesque du texte de Jarry, celui-ci révèle malgré tout un propos politique et social primordial, qui s’efface totalement dans cette mise en scène.
À vouloir associer deux artistes d’un mouvement qui ne s’associait à rien, Wilson propose finalement une pièce où tous les éléments s’enchevêtrent sans jamais se rencontrer. Et bien que les spectateurs esthètes y trouveront de quoi satisfaire leur rétine, il est difficile d’y voir autre chose qu’une parenthèse visuelle et sonore qui s’affranchit presque totalement de la dimension vivante du spectacle.