Mathieu Bauer : « Le théâtre est très modeste, on est des artisans »

Fraîchement créée au Manège à Maubeuge, la nouvelle pièce de Mathieu Bauer résulte d’une libre adaptation du film Palombella Rossa de Nanni Moretti, sorti en 1989. Dans cette création, le metteur en scène compose avec deux éléments qui lui sont chers : la musique et le cinéma. À l’amorce d’une tournée qui passera notamment par le Théâtre Molière Sète, nous avons échangé autour de ce projet, de sa conception et de sa portée politique.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
13 mn de lecture

Que raconte Palombella Rossa, le film de Nanni Moretti ?

Mathieu Bauer : C’est difficile à pitcher. C’est l’histoire d’un député qui a un accident de voiture et qui perd la mémoire. Il y a une équipe de waterpolo qui vient l’embarquer pour un match important à l’extérieur (Moretti y tenait), mais lui ne sait pas très bien à qui il a affaire. Pendant tout ce match, qui est une unité de temps et de lieu, il va avoir une série de flashbacks. Des bribes de mémoire vont lui être revenir grâce à un certain nombre de personnages qu’il va rencontrer autour de cette piscine. Tout le monde va lui parler d’un geste qu’il a fait mardi, lui ne sait absolument pas de quoi il s’agit. Et au fur et à mesure, il va reconstituer comme ça sa propre histoire, à la fois très intime et de l’ordre de son engagement politique. Il va découvrir qu’il est communiste et qu’à un moment donné, il a craqué à la télévision. C’est un film très libre, même en termes de narration.

Qu’est-ce qui t’a travaillé dans l’envie de porter ce film au plateau ?

Mathieu Bauer : Ce n’est jamais une chose, c’est la continuité, ça s’inscrit dans un trajet. Il y a quand même deux éléments. Le premier, c’est notre rapport au cinéma. Avec Sylvain Cartigny, qui m’accompagne depuis de nombreuses années, on est des cinéphiles – des ciné-fils. On a souvent travaillé à partir de matériaux qui étaient plutôt liés au cinéma. On a travaillé autour de Serge Daney et de pas mal de films. On aime voir comment c’est possible de le transcrire sur un plateau, ce qui n’est pas évident. Et puis c’est vrai qu’il y a une dimension politique dans mon travail, tu as pu le voir dans Femme Capital. Le film met en perspective la question de nos mémoires, de nos luttes, de nos engagements, de nos utopies, avec tous les doutes que cela a pu générer par rapport à ce qu’a été, à un moment donné, le Communisme avec un grand C. Or là, le fascisme renaît de ses cendres. Je ne comprends pas pourquoi, il y a une chose qui m’échappe complètement, et je pense que politiquement, il va falloir rentrer dans une phase un tout petit peu plus agressive et radicale. Le film de Moretti est à cette image-là, c’est ce qui me plaisait. Ce qui est beau avec lui, c’est que c’est un chroniqueur d’une époque. Il fait ce film en 1989, au moment où le parti communiste italien est en train de se réformer, le mur de Berlin va s’écrouler, et la sociale démocratie s’est convertie au libéralisme. Ça a une incidence directe sur notre engagement politique et sur notre vie. Cette chose-là, il la met en perspective avec le journalisme, avec le langage, avec la défense d’un certain nombre de gestes, avec la question du cinéma populaire qui avait incarné quelque chose où on pouvait aller se réfugier et voir danser le monde… Il y a tout ça qui traverse le film, ce sont des sujets dont je suis très proche, très intime dans les préoccupations. Après, c’est un film compliqué parce qu’il n’y a pas de narration à proprement parler. C’est beaucoup de fragments, de petites scènes, ça donne un objet très étrange.

© Simon Gosselin

Tu fais référence à Serge Daney et à ton goût pour le cinéma. Ces choses ont joué sur la rencontre avec Nicolas Bouchaud, qui endosse le rôle central ?

Mathieu Bauer : Oui, c’est une évidence. Avec Nicolas, on se croise depuis de nombreuses années. On est tous les deux des cinéphiles, on a souvent eu des débats un peu stupides autour du cinéma, comme deux collectionneurs, j’ai envie de dire. C’est aussi bête que ça. Donc il y avait effectivement une sorte d’évidence, de se dire « On va essayer de faire ça ensemble ». On a une vraie tendresse, tous les deux, pour Moretti. Et puis il se trouve que Nicolas a monté un spectacle sur Daney, ce que j’avais fait aussi… plein d’espaces communs. Après, on n’est plus du tout au même endroit en termes de formes théâtrales, c’est ce qui était rigolo, c’est toujours excitant. Au bout d’un moment, on ne fait que se répéter, on ne se déplace plus et on reproduit toujours les mêmes objets. Donc il y avait aussi une façon de s’emparer du plateau, à l’endroit de l’acteur et du texte, qui n’était pas forcément celle que j’utilise volontiers, surtout en rapport à la musique. Ça crée de l’intranquillité et c’est toujours bien.

Tu parlais des difficultés d’adaptation et de l’absence de ligne narrative, la musique te permet de travailler à l’endroit de ces aspérités ?

Mathieu Bauer : C’est peut-être ce qui permet de faire le lien, de faire des sutures. Il y a une multiplicité de personnages et seulement cinq interprètes. La figure de Nicolas est à part, mais les quatre autres comédiens sont amenés à jouer plusieurs rôles. C’est des conventions qu’il faut déjà amener et s’en amuser, ce qui est parfois un peu difficile. Et puis l’onirisme qui peut naître à partir d’un film n’est pas du tout le même que celui du plateau. Donc on s’est dit qu’on allait essayer de faire un long plan-séquence de tout le film, pour faire émerger une forme. C’était un vrai plaisir, un truc de résolution. Parce que parfois, on est des mécaniciens. Le théâtre, c’est aussi très modeste, on est des artisans, donc on essaye de trouver des solutions pour qu’à un moment donné, on arrive à passer d’une scène à une autre. En ce sens-là, c’est vrai que la musique nous permet de basculer, au-delà de toute la fonction qu’elle peut avoir dans nos spectacles. C’est ce que j’ai toujours aimé avec la musique, ce n’est pas faire une musique illustrative qui serait là pour souligner ce qui se joue, mais au contraire prendre en charge de temps en temps ce qu’on pourrait être contraint à jouer, ce qui permet aux comédiens de se situer autre part. Ce frottement, ce décalage qui peut être suscité par la musique, ça fait partie de notre boulot. Et puis il y avait une autre dimension qui me plaisait beaucoup, par rapport à la variété italienne qui a un charme absolument inouï. Moretti s’en sert beaucoup, c’est un pas de côté dans ce qu’on appelle la culture populaire.

© Simon Gosselin

Tous ces éléments mis bout-à-bout mènent à cette libre interprétation du film Palombella Rossa. Dans toute cette liberté, est-ce qu’il y a des contraintes que tu t’es imposées ?

Mathieu Bauer : Je n’arrive jamais en me donnant telle ou telle contrainte. Je me méfie d’une certaine forme d’efficacité. Comme je suis musicien de formation, on a une petite tendance à être très efficace, très vite. C’est un langage, on le maîtrise, on joue, et voilà. C’est vrai que là, je me suis donné le temps pour expérimenter des choses au plateau, voir ce qui résistait, ce qui marchait, la façon dont on pouvait s’en emparer, trouver la bonne forme et le bon rapport de jeu avec les comédiens… qui n’est pas trouvé, je le dis, on cherche encore ! Il y a beaucoup de technique, de musique, de changements de scènes et de costumes… Tout ça, c’est la mécanique, c’est des choses qui apparaissent en travail. L’autre chose, c’est qu’au moment où je montais le Moretti, il se trouve que j’ai relu Le Neutre de Barthes, il y avait des fulgurances qui allaient comme un gant à notre tentative de monter Palombella Rossa trente ans plus tard. Il y a la question d’une forme de fatigue par rapport à certains discours. Aujourd’hui, tout le monde doit prendre position, avoir un avis sur tout… Ça me rend fou, parfois je n’ai pas d’avis, parfois je ne pense pas. Je crois que Moretti a aussi l’honnêteté de dire qu’à un moment donné, il ne comprend pas. Cette incompréhension fait peur, elle ouvre des brèches, elle nous déstabilise. Il y avait une crainte de la nostalgie, je m’en suis énormément méfié. On finit par devenir réac’ à force d’être nostalgique.

C’est une question que ça soulève aussi, de travailler sur un film sorti en 1989…

Mathieu Bauer : Oui, c’est de voir les prémices de questions qui étaient déjà soulevées à l’époque… La relation aux médias par exemple, c’est fou. Il anticipe effectivement une certaine défaite de ce qu’on a appelé un « regard critique » sur le monde, et non pas cette espèce de journalisme du spectaculaire. Maintenant ce sont les journalistes qui sont les stars, plus les gens qui sont interviewés. Là on pourrait dire que je suis un vieux con nostalgique, mais c’est une réalité. Et puis, il le fait au moment où Berlusconi prend le pouvoir en Italie. Les chaînes de télévision vont transformer notre rapport au réel, la question même des morts et la façon dont les morts se sont invités dans nos maisons. C’était un domaine qui appartenait au théâtre et qui appartient maintenant de façon très étrange à la télévision. Donc, évidemment, ça va changer notre rapport au monde, au regard, etc. Cette chose-là est très prégnante, comme la question d’une certaine défaite de la gauche, qu’on vit en permanence.


Palombella Rossa
Création 2024 – Le Manège Scène Nationale de Maubeuge

Crédits

d’après le scénario de Nanni Moretti et des textes d’Anne-James Chaton / adaptation, montage et mise en scène Mathieu Bauer / composition musicale et collaboration artistique Sylvain Cartigny / avec Mathieu Bauer, Nicolas Bouchaud, Sylvain Cartigny, Matthias Girbig, Gulliver Hecq, Clémence Jeanguillaume et Jeanne Lepers / scénographie et costumes Chantal de la Coste / création sonore Alexis Pawlak / création et régie lumière Stan-Bruno Valette / création vidéo et régie générale Florent Fouquet / images Matthias Girbig  / régie son Jean-Baptiste Nirascou / assistanat à la mise en scène Anne Soisson / Avec la collaboration du Cercle des Nageurs Noiséen de water-polo

Dates
  • 14/01/25 | Théâtre Molière, Scène nationale de Sète
  • Les 17 et 18/01/25 | Théâtre l’Archipel, Scène nationale de Perpignan
  • Du 7 au 14/02/25 | MC93, Bobigny
  • Les 25 et 26/02/25 | Lieu Unique, Nantes
  • Les 10 et 11/03/25 | Grand Théâtre, Scène nationale d’Albi-Tarn
  • 13/03/25 | L’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle
  • Du 3 au 14/06/25 | Théâtre Silvia Monfort, Paris 15ème

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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