Feuillet à l’appui distribué aux spectateurs à quelques minutes du début de la représentation, Trajal Harrell ne laisse planer aucun doute. The Romeo est une danse séculaire, transmise à travers les époques et les frontières, une danse que l’on ne voit pas sur les réseaux sociaux mais qui fait partie intégrante de l’ADN humain. Pratiquée seule ou à plusieurs, elle est ce qui nous rassemble tous malgré nos différences sociales, physiques ou morales, comme un Espéranto qui s’exprimerait par le geste.
Sur scène, une douzaine d’interprètes habite l’espace dans un incessant ballet de va-et-vient qui donne l’impression que le monde entier défile sous nos yeux. Dans une recherche de représentativité absolue, Trajal Harrell s’amuse avec les symboles, accessoires et costumes, en quête d’une forme qui ne laisserait personne de côté. Il en va ainsi des références folkloriques, religieuses ou culturelles qu’il parsème au fil de sa pièce et qu’il prend plaisir, à travers des détails souvent minimes, à déconstruire et décontextualiser pour leur donner une valeur universelle.
À l’instar de Roméo, personnage devenu mythique à travers le monde et que la majorité des nations et cultures sont à même de partager, le chorégraphe imagine des mouvements à l’apparente simplicité qui pourraient nous lier les uns aux autres. Avec une langueur poétique qui s’assume dans sa douceur tout au long de la première partie, The Romeo ouvre une parenthèse utopiste dans laquelle les corps s’apprivoisent, s’associent et se complètent, comme happés vers un même objectif d’idéal. Certes la métaphore n’a rien de très original, l’inaccessible rêve du vivre ensemble en dépit de tout tient du commun. Mais le flux et le reflux des corps qui évoluent au plateau dans ce rythme à la fois nonchalant et lascif a quelque chose du fantasme nébuleux qui attire et retient le regard et l’esprit.
Assis à l’écart de ses interprètes et assistant lui aussi à ce qui se déroule, Trajal Harrell observe avec une relative distance la concrétisation de ce fantasme, son fantasme. Comme Carroll jetterait un œil par le trou du terrier, le chorégraphe apparaît sans cesse comme hésitant, ne sachant plus s’il participe à un travail en cours sur lequel il peut encore intervenir ou si sa propre pièce lui échappe déjà. Osant parfois modeler les attitudes et les costumes tel un créateur haute-couture, ou dansant sur un plateau rarement laissé vide, il cherche ainsi sa place dans cette utopie à laquelle il veut de toute évidence prendre part.
Mais malgré tous les rêves et les idéaux, la brutalité d’une certaine réalité finit, comme toujours, par refaire surface. Dans une seconde partie, la douceur du piano disparaît au profit d’une musique aux accents rock qui nous ramène au concret. Les gestes presque ésotériques du Roméo laissent place à d’autres mouvements plus pragmatiques, plus quotidiens, plus froids aussi. La parenthèse s’est refermée et la chorégraphie, beaucoup plus terre-à-terre, nous abandonne à notre frustration.
En quelques instants, les costumes colorés et légers, jusque-là sublimement balayés par le vent qui souffle dans la Cour d’honneur, se teintent de noir et perdent de leur grâce. Les visages des interprètes se durcissent, deviennent effrayants et tordus de douleurs, comme les corps qui se recroquevillent et se plient sous le poids d’un ennemi trop puissant.
En à peine plus d’une heure, Trajal Harrell nous aura fait croire qu’un autre monde est possible avant de nous arracher violemment à cette réalité alternative. Après tout, à quelle autre conclusion s’attendre, quand la danse prétendument salvatrice porte le nom de la mort elle-même ? « Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? »…