Elisabeth Daynès : « En travaillant sur l’Homme de demain, tout est ouvert »

On a souvent attribué à Elisabeth Daynès le statut de paléo-artiste. Pourtant, cette qualification nous semble réductrice. Il est vrai qu’en consacrant deux décennies de son existence à la reconstitution d’hommes préhistoriques, elle en est devenue l’une des plus grandes spécialistes... Mais ses recherches sur les origines de l’Homme l’ont amenée à s’interroger également sur son futur. À travers ses constats actuels, Elisabeth Daynès crée des œuvres formant une sorte de dystopie et nous questionnant sur les progrès réalisés en matière de génétique, informatique, électronique... « Une salle d’attente du futur », comme elle l’appelle...

Thibault Loucheux-Legendre  - Rédacteur en chef / Critique d'art
11 mn de lecture
Photo : Peter Avondo / Snobinart

L’hyperréalisme semble de retour et vous êtes l’une des protagonistes françaises de ce mouvement. Comment êtes-vous arrivée à cette pratique spécifique ?

J’ai un parcours assez atypique. D’abord j’étais fascinée par la peau et je voulais absolument obtenir ce rendu. J’ai collaboré il y a longtemps, presque trente ans, avec Rhône Poulenc pour qui je testais des matériaux. J’ai aussi travaillé un peu dans le cinéma, toujours dans cette recherche d’hyperréalisme. Puis j’ai été contactée par un musée en Dordogne pour faire des reconstitutions d’hommes préhistoriques. C’est comme ça que ça a démarré. J’avais plutôt une formation artistique, mais j’ai été fasciné à ce rendez-vous par les collections de crânes sur l’origine de l’homme. Pour moi c’était vraiment un puits de créativité parce qu’il y avait une multitude de formes incroyables, de fronts, d’ouvertures de nez, de largeurs et hauteurs de crânes… enfin c’était très étonnant ! Je me suis alors mise à assister à des congrès, à étudier l’anthropologie, à faire des reconstructions de crânes. Je me suis aussi rapprochée de la police criminelle pour calculer les épaisseurs de peau… Pendant une bonne vingtaine d’années j’ai travaillé en anthropologie, et je travaille toujours, pour des reconstitutions sur les origines de l’homme. Donc là il fallait vraiment que je puisse mettre à profit tout ce travail de recherche sur la peau pour à chaque fois parvenir à plus, arriver à obtenir un face-à-face déroutant face à une humanité perdue. Puis, les années faisant, j’ai fait beaucoup de reconstruction sur toutes les découvertes qu’il y a pu avoir. Tout ce travail pouvait se faire avec la communauté scientifique internationale, des anatomistes, des paléopathologistes et des généticiens. On sait qu’aujourd’hui la génétique est en train de révolutionner la préhistoire et toutes les recherches que l’on pouvait faire, c’est-à-dire répondre à des questions qui se posaient depuis de nombreuses années, mais aussi ouvrir de nouvelles portes. 

Vous réalisez donc des représentations préhistoriques, mais depuis quelque temps vos créations se sont intéressées à notre temps avec une dimension quasi-dystopique… 

Oui, comme je vous disais, j’avais des échanges réguliers avec ces scientifiques… Et à un moment donné, alors que je travaillais sur nos origines pendant vingt ans, je me suis posé la question du « et nous ? Comment allons-nous évoluer ? » J’ai eu envie de passer à un art plus contemporain, ce qui m’a conféré beaucoup plus de liberté. Avec une reconstitution scientifique, nous avons un protocole qui est très strict, je travaille sur des crânes avec des données scientifiques à un instant T en fonction des découvertes. Alors qu’en travaillant sur l’homme de demain, tout est ouvert. Il y a une évolution aujourd’hui qui est très impressionnante qui a débuté avec la chirurgie esthétique et qui risque d’évoluer en touchant à la génétique, et là ce sera alors la boîte de Pandore. Tout est permis au niveau de l’imagination. J’imagine alors des laboratoires avec des bocaux, des visages en suspension comme on pouvait changer de visage régulièrement. J’ai aussi imaginé des bouches que j’ai placées sous blister ou devant des miroirs, comme si on pouvait changer de bouche pour aller voir son amoureux… C’est une salle d’attente du futur en fait. J’ai également fait une œuvre qui s’appelle Insta Venus. J’ai choisi ce nom car c’est le canon de beauté aujourd’hui avec des fesses conséquentes, des gros seins, une taille de guêpe… On voit toutes ces images sur Instagram, à l’effigie de Kardashian… Beaucoup de jeunes filles en Asie se font opérer des yeux. J’étais allé à Seoul, il y a des espèces de hangars et pour leur quatorze ou quinze ans on leur offre ça… Voilà je pars de cette évolution et j’imagine des transformations.


« Femme au miroir » d’Elisabeth Daynès – Photo : Thibault Loucheux / Snobinart

L’hyperréalisme est né dans les années 1960, pourtant il connaît un nouveau souffle depuis quelques mois avec différentes expositions comme Hyperréalisme au Musée Maillol, la monographie Ron Mueck à la Fondation Cartier ou Hyper sensible à Nantes… Pouvez-vous expliquer ce retour du mouvement ?

Pas du tout, pourtant j’ai ressenti ce retour comme vous. On voit effectivement avec l’expo à Nantes ou Hyperréalisme qui est passée à Bruxelle et au Musée Maillol à Paris… On y voyait tous les précurseurs de l’hyperréalisme comme John de Andrea ou l’américain Duane Hanson. Mais ce retour est difficilement explicable.

On sait que ces expositions ont eu beaucoup de succès, l’exposition à Nantes a même battu son record de fréquentation avec son exposition Hyper sensible. Est-ce qu’on peut y voir une sorte d’égocentrisme de l’homme avec ce côté de « se voir ». Regarder ces pièces c’est également se voir nous-mêmes, comme une sorte de miroir, objet que vous utilisez par ailleurs dans votre travail.

C’est vrai que je l’utilise, notamment avec les bouches, mais aussi sur une pièce qui s’appelle La jeune femme au miroir. C’est une femme très belle, qui a vingt ans et qui se regarde dans le miroir en se demandant ce qu’elle peut changer sur son visage. Elle est la représentation d’une espèce de dictat de folie. Et, en même temps, le spectateur la regarde également, donc cette notion de miroir existe oui. J’ai aussi fait une pièce qui s’appelle Le déconnecté. C’est un jeune homme qui pense qu’il a un milliard d’amis et qui passe sa vie sur son téléphone. Il en est hyper impoli, mais il est calé là, il s’en fout, il ne parle à personne, mais c’est le roi du monde. Mais concrètement il n’a aucun ami. Mais cette pièce est un marqueur de temps car je pense que dans dix ou vingt ans on n’aura plus de téléphone, l’homme sera passé par là et nous aurons certainement une petite greffe…

L’hyperréalisme pose également les questions de représentations du réel, mais surtout de la vérité. Est-ce que vous cherchez une certaine vérité dans votre travail ?

Je ne la recherche pas vraiment dans mon travail d’art contemporain. Dans ce travail à chaque fois il y a un thème, mais en anthropologie, bien sûr ! J’essaye de me rapprocher le plus possible de la vérité, j’ai des données, j’ai le crâne. Ce crâne c’est le masque qu’il reste lorsque tout est parti, c’est notre pure identité. Si vous avez le visage que vous avez, c’est grâce à votre crâne. Si on enlève votre face et qu’on la met sur votre voisin, ça n’aura rien à voir. Je la recherche cette vérité, sans pour autant prétendre au vrai. Je travaille proche de l’os en me disant que j’essaie d’être le plus vraisemblable possible. C’est passionnant, un peu comme une enquête criminelle, vous avez un tas d’éléments… Dans l’art contemporain, il s’agit plus d’utiliser l’hyperréalisme pour mettre en scène ce qu’il se passe aujourd’hui… ce téléphone… l’obsession de l’image… le dictat de la beauté… J’ai fait une autre pièce avec une femme qui fait du yoga. Pour moi, elle a trop abusé des réseaux sociaux, donc elle essaie de souffler. Le yoga, ce n’est pas anodin. On n’en entendait pas parler il y a quelques années. Ça montre qu’on a besoin de décompresser.

Photo : Peter Avondo / Snobinart

On pourrait penser que votre travail est aussi une critique de cette société dans laquelle nous vivons. Ce côté engagé est-il présent dans vos créations ou c’est plutôt un

Non ce n’est pas une critique, c’est juste un constat.

Quelles matières utilisez-vous pour vos créations ?

J’utilise le silicone. Les cheveux sont des cheveux naturels. J’utilise aussi des résines pour soutenir l’ensemble.

Vous avez exposé à Montpellier cet été à la Parcelle 473, pouvez-vous nous en parler ?

Cette exposition s’intitulait Alerte !. J’étais très heureuse de travailler avec la Parcelle 473. Je les connaissais à Paris et j’aime beaucoup Laurent Rigail et Eric Brugier. Je trouvais que cette exposition était très bien et raccord. Avec mes pièces il y avait également des œuvres de Sandrot qui fait des focus sur des visages d’animaux en voie de disparition. Nous attaquons une sixième extinction, j’espère que nous allons durer le plus longtemps possible, mais on a mis un pied dans une auto-destruction… et pour cette exposition, je trouvais que ces sujets étaient parfaits pour montrer cette folie de l’homme aujourd’hui qui ne se soucie absolument pas de son environnement. Donc l’idée c’était d’avoir ces animaux aux murs et mes sculptures qui représentent l’homme moderne. Malgré la disparition de nombreuses espèces, on voit l’homme qui continue de téléphoner et la fille qui se regarde dans le miroir. On voit qu’il n’y a pas de prise de conscience à grande échelle.

Nous nous rencontrons durant le salon Solid’Art, c’est important pour vous que l’art s’implique dans des causes solidaires ?

C’est primordial. Je suis très contente de participer à ce salon.

Thibault Loucheux-Legendre

Après avoir étudié l'histoire et le cinéma, Thibault Loucheux-Legendre a travaillé au sein de différentes rédactions avant de lancer Snobinart et de se spécialiser dans la critique d'art contemporain. Il est également l'auteur de plusieurs romans.

Également dans : Snobinart N°15
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Par Thibault Loucheux-Legendre Rédacteur en chef / Critique d'art
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