Entretien avec Frédéric Roels et Joséphine Stephenson

Elle est musicienne, chanteuse et compositrice. Il est metteur en scène et directeur de l’Opéra Grand Avignon. Ensemble, ils portent la nouvelle création phare de l’institution vauclusienne. Intitulé Three Lunar Seas, ce projet conçu sur mesure pour près de 70 interprètes et ancré dans notre époque sera présenté au public au début du mois de mai.

Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
15 mn de lecture
© Peter Avondo - Snobinart

Three Lunar Seas est une création complète, y compris la musique et le livret. Qu’est-ce qui a motivé ce projet ?

Frédéric Roels : Je crois que c’est très important pour les maisons d’opéra de faire de la création d’aujourd’hui. L’opéra c’est un art vivant, un art qui suscite la rencontre entre des artistes sur scène et un public dans la salle, à une époque donnée. Il y a eu des créations de toute époque, évidemment. Les opéras de Mozart qu’on joue aujourd’hui ont été créés à un certain moment (rire). C’est important d’entrer dans cette dynamique constante de création, même si on fait revivre des œuvres du passé, de faire aussi surgir des œuvres nouvelles. C’est une chose à laquelle je crois beaucoup. Même si c’est plus difficile pour le public, même s’il y a des appréhensions parfois par rapport à l’inconnu, je pense que c’est notre rôle de susciter cela. Ces œuvres parlent peut-être plus facilement du monde d’aujourd’hui que des œuvres du passé dont il faut donner des relectures ou des réinterprétations pour qu’elles fassent sens dans le monde d’aujourd’hui.

Cette création aborde justement des thématiques très contemporaines…

Joséphine Stephenson : Tout est relié à la période qu’on vit en ce moment, c’est-à-dire une transition entre une époque et une autre, et à la question du futur, sur ce que va être le monde demain. La première histoire parle d’un couple qui souhaite avoir un enfant. Il se trouve que c’est un couple de femmes, donc c’est plus compliqué, il faut qu’elles fassent appel à une intervention extérieure. C’est un processus compliqué, elles passent par une fausse couche, ça crée vraiment en elles cette question : est-ce que ça vaut le coup ? Est-ce que c’est juste, aujourd’hui, de faire des enfants ? Quel va être le futur de ce monde pour eux ? Ensuite il y a le sujet de la maladie, qui là aussi intervient dans un couple, et la séparation que ça provoque entre eux. C’est aussi une question aujourd’hui : qu’est-ce qu’on fait des gens qui sont malades, quelle est leur place dans la société, est-ce qu’on continue à vivre ensemble ? Ça suscite mille et une questions. Ça parle aussi des personnes âgées sans vraiment que ce soit le cas, mais ça fait un peu écho. La troisième thématique est celle qui est la plus globale, même si elles sont toutes reliées, c’est la question de la crise de l’environnement. Une très petite partie de la population humaine détient ce pouvoir de créer les changements dont on a besoin pour pouvoir sauver la planète. Dans cette histoire, une jeune adolescente va filmer une usine qui déverse des produits toxiques dans la mer et elle se fait surprendre par le gardien. Il y a la question morale de son rôle à lui. Il est payé pour la dénoncer, mais en la dénonçant, est-ce qu’il n’est pas en train de participer à la destruction de la planète indirectement ? Ce sont vraiment des questions, comme vous dites, très contemporaines.
Frédéric Roels : Joséphine a beaucoup utilisé le mot « questions » dans sa manière de présenter les trois histoires, et c’est une chose que j’apprécie particulièrement dans le livret de Ben Osborn, qui a écrit le texte. Ces trois histoires sont des interrogations sur notre monde actuel, mais n’apportent pas de réponse. Elles laissent chaque fois le spectateur face à la question, avec une interrogation que chacun peut se renvoyer à soi-même. Je trouve ça très ouvert comme livret, et on n’est pas du tout dans quelque chose qui est moralisateur ou dogmatique. On est plutôt sur des interpellations par rapport à des choses qui nous traversent tous aujourd’hui.


Joséphine, vos expériences et vos inspirations musicales vous ont amenée à travailler à la fois dans un univers très traditionnel et avec des artistes à l’esthétique plus moderne. Comment ces deux univers entrent en écho pour la création de ce projet ?

Joséphine Stephenson : C’est quelque chose que j’avais envie de faire, et que je fais de plus en plus dans mon travail, d’essayer de marier un peu toutes mes influences et tous les genres dans lesquels je travaille. J’ai eu très envie, pour attirer le public le plus large possible, et pour mon propre plaisir artistique, de mélanger un peu différents genres. Dans cet opéra, ça reste quand même à 80% « classique », mais j’ai décidé de faire intervenir une chanteuse qui n’est pas une chanteuse lyrique pour le rôle de l’adolescente. C’est quelqu’un qui fait beaucoup de musique folk anglaise, ce qui m’incite à écrire une musique qui va avec. Et là, surtout dans les scènes qui la concernent, le langage est un peu plus « moderne », un peu plus pop. Les harmonies sont plus simples, mais il y a toujours un peu de pop dans ce qui est plus classique et un peu de classique dans ce qui est pop. Il ne faut pas non plus que ce soit noir et blanc, mais ce sont au contraire les zones grises qui sont intéressantes.

Et dans la mise en scène, comment est-ce qu’on marie le cadre très traditionnel de l’opéra avec des thématiques aussi contemporaines et une écriture nouvelle ?

Frédéric Roels : Ce n’est pas forcément différent dans ce projet-ci que d’autres projets de mise en scène sur des oeuvres du répertoire. Je pense qu’on parle toujours de toute façon à notre époque, quoiqu’on fasse et quel que soit le répertoire qu’on aborde. Donc il n’y a pas une différence fondamentale. Ce qui est un peu différent dans ce projet, par rapport à mes autres mises en scène, c’est que je travaille avec une scénographe avec qui je n’ai pas encore travaillé jusqu’à présent. Je suis plutôt assez fidèle à mes collaborateurs, scénographes, costumiers, éclairagistes… Et là j’ai répondu à une proposition de Joséphine de travailler avec une plasticienne sino-anglaise qui s’appelle Dori Deng. Dori nous a entraînés dans un univers esthétique qui est un peu différent de ce que je fais d’habitude, et ça m’intéresse d’explorer aussi une autre veine formelle. C’est surtout ça, la grande différence. L’esthétique de Dori est très abstraite, géométrique, travaillant beaucoup sur la lumière, sur la vidéo aussi. On va avoir un univers esthétique très contemporain qui va contraster effectivement avec le cadre XIXe du théâtre, c’est certain.

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© Peter Avondo – Snobinart

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur Dori Deng et son travail en tant que plasticienne ?

Joséphine Stephenson : C’est quelqu’un que j’ai rencontré à Londres et qui a beaucoup travaillé dans l’opéra. Elle a longtemps assisté une metteuse en scène qui s’appelle Netia Jones et qui travaille beaucoup avec la vidéo. Dori a beaucoup d’expérience dans tout ce qui est projection. Je la connaissais aussi parce qu’elle a fait beaucoup de design, d’artwork, d’albums de musique électroniques de personnes que je connaissais dans l’autre monde (rire). Donc c’était aussi quelqu’un qui naviguait un peu entre les mondes et ça m’a plu. Son travail en tant qu’artiste, c’est beaucoup d’installations qui jouent avec la lumière naturelle notamment. Sur son travail le plus récent, il va y avoir des miroirs, des choses qui reflètent la lumière pour créer des formes avec des ombres, c’est très subtil, mais très beau. Et ça laisse encore une fois beaucoup de place à l’imagination pour le spectateur. Son univers est vraiment unique. Quand on a commencé à parler de la lune, de la lumière, elle m’est tout de suite venue à l’esprit.
Frédéric Roels : Dans son travail de plasticienne, la sphère et le miroir sont vraiment des éléments récurrents. C’est un opéra qui parle de la lune et des différentes phases de la lune, il y avait une sorte d’évidence, avec une sphère éclairée sous ses différents aspects qui montre une lune croissante, décroissante, pleine lune, lune nouvelle… D’autre part, le miroir est aussi intéressant, parce que pour moi, ces trois histoires sont en miroir les unes des autres, elles se reflètent mutuellement. Je trouvais que même d’un simple point de vue de langage et métaphorique, il y a des choses intéressantes dans son travail par rapport à la dramaturgie de l’œuvre.

La lune est le fil rouge de cette saison à l’Opéra Grand Avignon. Qu’est-ce qu’elle évoque à chacun de vous ?

Frédéric Roels : C’est évidemment quelque chose qui plane au-dessus de nos têtes en permanence. C’était un peu une réflexion d’après Covid. On était resté enfermé chez soi beaucoup, dans des préoccupations de très court terme où on se demandait chaque jour ce qu’on pouvait faire ou ne pas faire, sortir d’un kilomètre au-delà de chez soi… et je sentais un peu un besoin général de la société de respirer, d’ouvrir. Il y avait cet appel un peu stellaire qui m’a inspiré sur cette question de la lune. C’est une référence liée aussi à la maternité, à la fécondité, à la question du cycle… C’est un élément qui a inspiré beaucoup d’artistes et de compositeurs tout au long de l’histoire. Quand on creuse un peu dans ce champ thématique-là, on trouve des œuvres un peu partout, de toutes les époques. C’était assez facile d’en faire un fil conducteur de la saison.
Joséphine Stephenson : De manière générale, je vois la lune comme l’opposé du soleil, qui suggère une autre réalité, une autre temporalité. Effectivement, le fait que ce soit un astre tellement présent dans notre ciel pour tout le monde, à travers toutes les époques, sur toute la planète, et qu’on puisse suivre son évolution comme ça à jamais, c’est très poétique et inspirant.

Revenons sur Terre avec un sujet moins léger. Il y a de plus en plus d’alertes à propos de la situation des arts lyriques en France. Quel est votre regard sur cet état de fait ?

Frédéric Roels : C’est vrai que c’est une question terre à terre (rire) ! C’est lié un peu à l’évolution du monde économique, qui va effectivement et malheureusement vers plus de précarisation, si on n’y prend pas garde et si on ne met pas en oeuvre des mécanismes pour freiner ces grands écarts. Le monde de l’opéra est un monde qui est coûteux, surtout parce qu’il représente la masse de travail d’un grand nombre de gens additionnés. Il y a une sorte d’écart qui se fait entre les possibilités de recettes financières de cet art-là, et ce que ça coûte qui continue d’augmenter par le simple fait de la masse salariale que ça représente. Et maintenant, il y a des éléments conjoncturels, comme l’augmentation des fluides, qui pèsent beaucoup sur les maisons d’opéra. Je dois dire qu’à Avignon, on est pour l’instant relativement préservé de ça, parce qu’on est au sein d’une communauté d’agglomération et qu’une partie de ces augmentations est absorbée par l’entité globale et ne pèse pas, pour l’instant, directement sur nous. Mais je vois beaucoup de collègues qui sont dans la précarité, obligés de supprimer des pans de leur programmation. C’est une tendance du monde global et on n’est pas le seul secteur qui soit affecté par ces difficultés économiques.
Joséphine Stephenson : En tant qu’artiste, je suis consciente que l’opportunité que j’ai avec l’opéra est un luxe. Écrire un opéra, ce n’est pas donné à tout le monde, justement du fait de ce que ça représente. Mais en-dehors de ça, je pense que pour le futur de l’art lyrique, il y a peut-être aussi du bon à trouver dans le fait qu’on sorte de ce système et de ces schémas « lourds ». Ça force à réinventer la forme, à requestionner les rôles de chacun. J’ai vu des opéras avec trois personnes sur scène qui m’ont beaucoup plus bouleversée que des grosses productions… Pardon de dire ça ici (rire). Mais ça nous force à remettre en question la forme, ce n’est pas forcément une mauvaise chose.

Recueilli par Peter Avondo

Peter Avondo

Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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