La situation est pourtant simple : dans un restaurant, un client demande un verre de vin que le serveur apporte, fait goûter puis sert, trop, à tel point que le vin déborde et se répand sur la nappe. La situation est simple et va se répéter ad libitum pendant – presque – toute la durée du spectacle… nous voilà prévenus ! Partant de cette saynète qui va se rejouer inlassablement, sans qu’aucune de ses occurrences soit véritablement identique à la précédente, Tim Etchells fait finalement ce qu’il sait faire de mieux : n’importe quoi. À travers son écriture de l’absurde, et sans rien en laisser paraître, il soulève, par cet amas de redondances, de digressions et de burlesque, bien des questions auxquelles il refuse de répondre.
Ce n’est pas la première fois que le metteur en scène britannique interroge le rapport des êtres humains à leur société. Dans Under bright light (création 2022), il imaginait une performance sans parole qui mettait à jour le monde abrutissant du travail. Pour L’Addition, créée cette année au Festival d’Avignon, c’est dans un cadre d’autant plus commun qu’il place sa dramaturgie, jouant précisément de ce caractère universel pour provoquer l’auto-dérision d’un public pourtant nettement divisé, et rarement en phase.
Il faut dire que pour cette pièce, Bertrand Lesca et Nasi Voutsas campent au plateau un duo qui arpente bon nombre de registres. Avec une grande complicité et beaucoup de justesse, les deux interprètes passent aisément du potache à la gravité, du grotesque à un humour plus fin, quitte à abandonner sur le bord du chemin une partie des spectateurs qui finiront bien par raccrocher les wagons plus tard… ou pas. Car tout est ici affaire de concentration, comme l’annonce le – long – préambule que les comédiens nous servent en guise d’avertissement. De concentration… et d’endurance face à cette scène qui semble n’avoir ni début ni fin, mais de laquelle chacun aimerait finir par se sortir d’une manière ou d’une autre.
S’amusant amplement des accumulations à outrance qui viennent alimenter son travail de l’absurde, Tim Etchells met les nerfs du public à rude épreuve avec une simplicité de façade qui dissimule malgré tout une écriture dramaturgique forte. Par de petites phrases anodines placées ici ou là, par les rapports qu’entretiennent les corps entre eux, par les sous-entendus et les non-dits, L’Addition vient en miroir d’une certaine humanité régie par des codes sociaux souvent aberrants pour les tourner en dérision. Au gré de cette traversée fait aussi surface l’image d’une société qui s’est perdue elle-même, constat apparemment valable pour les cinquante prochaines années… au moins !
Il serait contre-intuitif de chercher à théoriser à l’excès le propos développé ici par Tim Etchells, mais une chose est sûre : le metteur en scène conçoit avec L’Addition une pièce pertinente, dans laquelle fond et forme travaillent dans une direction commune. La lassitude – l’ennui, parfois –, occasionnée par la redondance de la situation et des mots, y disparaît ponctuellement au profit d’un éclat de rire qui vient en divertissement – au sens premier du terme. Ce spectacle se fait métaphoriquement l’écho d’un quotidien ordinaire, absurde et inconscient, face auquel nos réactions divergent bien que l’on en partage effectivement l’essentiel.