Le Théâtre du Rond-Point dresse le portrait de Marina Otero

Depuis 2020, l’artiste d’origine argentine Marina Otero développe un projet qu’elle entend poursuivre jusqu’à sa mort, menant un travail autobiographique qui s’articule entre la danse, le théâtre et la performance. Les trois volets de ce projet étaient accueillis au Théâtre du Rond-Point à Paris en ouverture de cette saison 24-25.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
9 mn de lecture

En guise de lancement de saison, le Théâtre du Rond-Point a confié sa rentrée à Marina Otero, qui figure parmi les artistes à suivre depuis le premier volet de son projet Recordar para vivir (Se rappeler pour vivre). Ainsi l’artiste argentine est venue présenter les trois spectacles qui composent, pour l’heure, son travail autobiographique, programmés dans l’ordre chronologique de leurs créations : Fuck Me (2020), Love Me (2022) et Kill Me, découvert à La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon lors du dernier Printemps des Comédiens. D’une pièce à l’autre, ce portrait aura notamment été l’occasion de s’intéresser, au-delà du propos artistique même, au rapport qu’entretient la performeuse avec son art.

Difficile de ne pas rapprocher l’écriture de Marina Otero, récemment débarquée avec grand bruit sur les scènes européennes depuis son Argentine natale, de celle d’Angélica Liddell, dont le travail bouscule depuis de nombreuses années nos théâtres et festivals. D’ailleurs, la première n’hésite pas à citer la seconde dans son premier spectacle Fuck Me, feignant de ne plus savoir à qui attribuer les mots qu’elle emprunte… Trop tard, quelque chose les unit déjà l’une à l’autre, un lien de filiation qui ne s’expliquerait pas (uniquement) par la langue qu’elles ont en commun. Rien d’étonnant, en tout cas, à ce que l’artiste espagnole, alors en pleine création de son DÄMON au Festival d’Avignon, ait assisté à la première de Kill Me en juin dernier. Pour autant, à démarches parallèles, inutile de pousser davantage la comparaison, tant ces deux artistes se démarquent précisément par leurs singularités respectives, dont les sensibilités se placent à des endroits bien distincts. En effet, là où Liddell se positionne en rapport au monde qui l’entoure, Otero semble se confronter toujours plus à elle-même.

Fuck Me © Ale Carmona

C’est exactement avec cette approche que l’artiste argentine s’engage, en 2020, dans un ambitieux projet à durée indéterminée qu’elle intitule Recordar para vivir. Prévu pour ne prendre fin que le jour de sa mort, cette œuvre aux multiples chapitres entend non seulement s’alimenter des expériences passées de Marina Otero, mais aussi évoluer au fil du temps et des représentations. De cette manière, elle appréhende son travail non pas comme une succession de pièces figées à jamais qu’elle reprendrait telles quelles des années plus tard, mais comme des éléments d’un tout (elle-même, probablement), dont le visage se remodèle à mesure que les années passent. Et pour cause, c’est sous le prétexte de la crise de la quarantaine (qu’elle invoque au second degré) qu’elle assure avoir créé le troisième opus de son projet, Kill Me.

Mais s’il est une chose particulièrement délicate (et captivante) dans le travail de Marina Otero, c’est toute l’ambiguïté qui réside entre le vécu et la fiction. La performeuse ne s’en cache d’ailleurs pas, elle s’amuse sans cesse de cet espace de mensonge que lui permet la scène, feignant l’incapacité physique et les semblants d’imprévus dans Fuck Me ou assurant toujours dire la vérité avant de se contredire dans Love Me. Dans cet entre-deux, l’artiste développe une autofiction qui trouve son écho plus largement, notamment au gré d’une réflexion qui interroge la nature même du spectacle vivant, de sa nécessité comme pratique artistique à l’hypocrisie politique et sociale derrière laquelle il aime à se réfugier.

Love Me © Nora Lezano (@noralezano)

Cette ambiguïté et cette philosophie se révèlent avec finesse et sensibilité dans ce portrait imaginé par Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel, qui entament ainsi leur deuxième saison à la tête du Rond-Point. Avec cette triple programmation, ils la jouent même méta-théâtre en brossant le portrait d’une femme dont le travail s’articule déjà autour d’elle-même (avec une bonne dose d’autodérision et de distance, il est important de le préciser). Et si découvrir ces trois spectacles les uns après les autres permet une approche globale de son travail artistique, ce triptyque de Marina Otero reflète aussi la personnalité d’une femme en adaptation constante. Sans cesse en création, dans l’exacte perspective de son projet Recordar para vivir, elle semble déterminée à habiter ses pièces tant qu’elle vivra, quels que soient ses moyens physiques ou psychiques.

Car derrière l’éclatant sourire qui éclaire son visage au moment des saluts, et en dépit de sa tendance à brouiller les frontières, Marina Otero dissimule en réalité tout un lot de fragilités. De l’Amérique du Sud à l’Europe, du désir d’indépendance au besoin d’appartenance, de la brutalité envers soi à la violence contre les autres, la performeuse semble à chaque instant questionner sa propre psyché pour mieux se comprendre. Comme en thérapie perpétuelle, elle fait tour à tour le constat de ses actes et pensées en leur créant sur scène un lieu d’expression où elles prennent force et vie sans retenue. À combat extrême, réponse extrême, et si aucune solution ne devait en émaner, la tentative resterait malgré tout l’expression d’une artiste à destination de son public.

Kill Me © Sofia Alazraki

C’est finalement ce qui ressort en relief de ces trois spectacles joués dans un élan commun : la rencontre nécessaire, la complicité salvatrice. Marina Otero le dit, parfois à demi-mot, mais elle le montre surtout : rendre son récit public est probablement ce qui la protège le mieux d’elle-même. Son omniprésence au plateau dans Fuck Me et Kill Me n’a rien d’anodin, pas plus que la contrainte qu’elle s’impose de ne pas regarder les spectateurs dans Love Me. Dans cette relation sans attache, elle peut finalement s’épanouir sans craindre que tout lui échappe.


Fuck Me

Crédits

Dramaturgie et mise en scène Marina Otero / Avec Augusto Chiappe, Cristian Vega, Fred Raposo, Juan Francisco López Bubica, Matías Rebossio, Miguel Valdivieso, Marina Otero / Conception de l’espace et de l’éclairage Adrián Grimozzi / Direction technique David Seldes et Facundo David / Conception des costumes Uriel Cistaro / Conception sonore et musique originale Julián Rodríguez Rona / Conseil dramaturgie Martín Flores Cárdenas / Assistanat à la mise en scène Lucrecia Pierpaoli / Assistanat chorégraphique Lucía Giannoni / Assistanat en design d’espaces et éclairage Carolina Garcia Ugrin / Artiste visuel Lucio Bazzalo / Montage technique audiovisuel Florencia Labat / Stylisme des costumes Chu Riperto / Photographie Matías Kedak / Costumes Adriana Baldani / Opération des surtitres Myriam Henne-Adda

Love Me

Crédits

Texte et direction Martín Flores Cárdenas et Marina Otero / Traduction Fanny Ribes / Avec Marina Otero / Lumières Matías Sendón / Illustrations Martín Flores Cárdenas

Kill Me

Crédits

Écriture et mise en scène Marina Otero / Avec Ana Cotoré, Josefina Gorostiza, Natalia Lopéz Godoy, Myriam Henne-Adda, Marina Otero et Tomás Pozzi / Musicienne au plateau Myriam Henne-Adda / Assistanat à la mise en scène Lucrecia Pierpaoli / Regard extérieur Martín Flores Cárdenas / Création lumière Victor Longás Vicente et David Seldes / Son Antonio Navarro et Salvador Susarte / Costumes Andy Pifer / Couture Guadalupe Blanco Galé / Création vidéo Florencia de Mugica / Photographie Sofia Alazraki / Régie générale et régie lumière Victor Longás Vicente / Opération des surtitres Chiara Ghio

Dates
  • 3 et 4 octobre 2024 : HAU – hebbel am Ufer Berlin (Allemagne)
  • 19 et 20 octobre 2024 : Staatstheater Mainz (Allemagne)
  • 31 octobre — 2 novembre 2024 : Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse)
  • 5 novembre 2024 : L’Onde / Vélizy-Villacoublay (78)
  • 12 novembre 2024 : Teatr Polski / Bydgoszcz (Pologne)
  • 21 novembre 2024 : Temporada Alta, Girona (Espagne)
  • 19 — 23 mars 2025 : Teatro Lliure, Barcelona (Espagne)
  • 26 — 29 mars 2025 : Les Célestins / Lyon (69)

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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