Un spectacle tous les trois ans – ou presque –, c’est ce dont elle a besoin pour rester en vie et ne pas se foutre en l’air. Après Fuck Me et Love Me, Marina Otero poursuit son projet Recordar para vivir (Se rappeler pour vivre) avec Kill Me, un manifeste sans concession pour le droit d’exister en dépit de ses troubles mentaux. Pour ce nouveau volet, elle convoque autour d’elle cinq acolytes dans un objet qui se place entre chorégraphie, dramaturgie et performance, une invective au droit de souffrir sans se taire.
Pour mieux nous immerger dans son esprit médicalement étiqueté malade, la metteuse en scène argentine enlève tous les filtres. En invitant les spectateurs dans son intimité, projetant à la vue de tous des extraits de vidéos censées appartenir à elle seule, elle conditionne le public à accepter ce qui va suivre comme une ultime tentative de rester vivante. Ce n’est pourtant pas la première fois que Marina Otero se dévoile au plateau comme dans une thérapie. L’écriture autobiographique fait d’ailleurs pleinement partie de sa démarche artistique qui renoue avec le sens de la catharsis au théâtre.
Dans Kill Me, Marina Otero et ses danseuses entrent en scène le corps tendu, le pas militaire et le visage fermé. Pistolet à la main, à peine vêtues de genouillères et de chaussures nouées jusqu’aux mollets, elles sont venues en découdre avec elles-mêmes, avec ce que leur vécu a fait d’elles. Dans cette confession thérapeutique, chacune est venue confronter son histoire personnelle à d’autres oreilles, à un autre regard. Accompagné du fantôme de Vaslav Nijinski – danseur russe diagnostiqué schizophrène au début du XXe siècle –, l’escadron de corps nus travaille à l’épuration de l’esprit par le geste, la musique ou les mots, sacrifiant au passage ce qui les relie à l’origine du mal : la folie amoureuse.
Avec ce nouveau récit qu’elle réserve au public venu la regarder survivre, Marina Otero s’engage dans une bataille qui ne souffre aucun compromis. À l’image de la nudité qu’elle travaille comme un témoignage de sincérité – le corps ne ment pas et les chairs qui claquent et se métamorphosent au gré des mouvements en sont la preuve –, la performeuse prend le parti de la confidence pour catalyser la sensibilité, l’émotion, le frisson. C’est sans doute par transparence, d’ailleurs, que la metteuse en scène finit par expliquer, non pas son geste artistique, mais la raison de celui-ci. Dans une ultime révélation intime, elle prépare les spectateurs à l’uppercut final, celui qui libérera l’artiste et finira de convaincre l’assistance.
Car sous ses airs de freak show psychiatrique, que personne ne s’y trompe : Kill Me n’a rien d’un spectacle nombriliste et victimaire qui se serait créé dans la facilité de la performance du choc pour le choc. Jouant avec un précieux équilibre entre l’humour – irrésistible, notamment dans l’autodérision – et les registres plus profonds et poignants, Marina Otero réalise un travail d’écriture dramaturgique d’une grande précision. De cette manière, et grâce à une interprétation puissante partagée par tous les corps au plateau, elle fait don d’une rare vitalité à un public dont elle attend probablement tout autant en retour.
Ce n’est qu’une fois emplie de cette énergie, vidée des spectres du passé et alors que plane encore quelque part l’ombre des médicaments, que la performeuse paraît enfin tenir un semblant de revanche, de rédemption, de soulagement. Même si ce n’est que pour un soir et qu’il faudra recommencer le lendemain. Même si ce n’est que pour un spectacle et qu’il faudra recommencer dans trois ans. Marina Otero et ses interprètes s’offrent pleinement à la scène dans un sacrifice cathartique. Kill Me résonne comme une supplique, dans un dernier espoir de pouvoir vivre à nouveau, vivre plutôt que survivre.
Kill Me
Création 2024 Printemps des Comédiens
En partenariat avec La Chartreuse CNES
Crédits
Avec : Ana Cotoré, Josefina Gorostiza, Natalia Lopéz Godoy, Myriam Henne-Adda, Marina Otero et Tomás Pozzi / Musicienne au plateau : Myriam Henne-Adda / Écriture et mise en scène : Marina Otero / Assistanat à la mise en scène : Lucrecia Pierpaoli / Création lumière : Victor Longás Vicente et David Seldes / Son : Antonio Navarro / Costumes : Andy Piffer / Régie générale et régie lumière : Victor Longás Vicente / Regard extérieur : Martín Flores Cárdenas / Photographie : Sofia Alazraki / Création vidéo : Florencia de Mugica
Tournée
- Du 18 au 23 juin 2024 – Teatros del Canal Madrid, Espagne
- Du 25 au 29 septembre 2024 – Théâtre du Rond Point Paris
- Du 3 au 4 octobre 2024 – HAU Hebbel am Ufer Berlin, Allemagne
- Du 30 octobre au 2 novembre 2024 – VIDY Lausanne, Suisse
- Du 26 au 29 mars 2025 – Célestins – Théâtre de Lyon