D’où vous vient ce projet de créer Peau d’âne – La fête est finie ?
Ce qui m’intéresse, c’est de travailler sur le lien qu’entretient le réel avec la fiction, la fiction avec le réel, et les possibilités de nouveaux récits que va permettre un réel dynamité par une fiction ou une fiction dynamitée par un réel. Je travaille beaucoup là-dessus. Peau d’âne, c’est un conte que je connais bien, qui m’accompagne depuis l’enfance, à tel point que j’en connais une dizaine de versions. Dans l’imaginaire collectif, c’est beaucoup Perrault, et il y a le film de Jacques Demy qui est en présence, comme ça. Et finalement, le film de Demy, même s’il est dans une version un peu « dingo », reste très proche du conte de Perrault. J’ai essayé d’aller chercher ce qui pourrait être la version primitive, mais on ne sait jamais trop, puisque le conte c’est de l’oralité. Ce qui est assez fascinant, c’est de se rendre compte que selon de quelle période il nous parvient, il raconte vraiment quelque chose sur la société en soi. Il y a quelque chose comme ça qui entre en corrélation. Il y a des versions du conte où le père est banni de l’espace social, on lui dit « C’est inadmissible, donc on va te tirer dans toute la ville avec des chevaux et montrer ô combien ce n’est pas possible, cette chose- là ». Chez Charles Perrault, pour ne citer que lui, il est quand même accueilli en grande pompe au mariage de sa fille, on estime que oui, potentiellement il a un peu merdé, mais en gros ça va. C’est très intéressant de sculpter ça d’un point de vue dramaturgique. Et puis il y a eu le livre de Camille Kouchner, Familia Grande. S’en est suivi un mouvement #MeTooInceste, où tout à coup de plus en plus de personnes prenaient la parole sur ce qu’elles avaient enduré, et qui était peut-être jusque-là considéré comme des fables, puisque personne ne pouvait les entendre ou les croire. Et je me suis dit « Mais que serait Peau d’âne aujourd’hui ? ». J’insiste beaucoup sur le fait qu’il n’y a pas un conte, il y a des contes de Peau d’âne. Le projet, ce n’est pas de faire Charles Perrault, ça n’aurait presque aucun sens. Si on veut être juste dramaturgiquement, il faut vraiment se demander comment on le raconte pour que le conte continue à être vivant. Dans le cadre de ce mouvement, par exemple, les personnes prennent la parole, et parce qu’il y en a une qui prend la parole, il y en a une autre qui prend la parole et il y a tout un tas d’alliances qui se créent. On dit beaucoup « #MeToo libère la parole », mais #MeToo ne libère pas la parole, #MeToo libère de l’écoute. La parole a toujours eu lieu, ce n’est pas le sujet, on se trompe là-dessus. Ce que ça permet, c’est de libérer de l’écoute et que tout à coup ces paroles-là soient entendues. Tout à coup, ce n’est plus juste une histoire de famille, c’est considérer que l’intime est public, que l’intime est politique.
Une prise de parole qui est déjà au coeur de votre travail…
Quand j’entends Camille Kouchner à la radio, qui dit cette phrase aussi importante : « Je savais, mais je ne pouvais pas dire. Je savais, mais je ne pouvais pas nommer »… Elle est vraiment sur cette impossibilité à parler, à énoncer, à dire, qui me bouleverse aussi. Je crois que c’est une des raisons de pourquoi je fais du théâtre, essayer de pouvoir faire entendre des choses et travailler sur cette incapacité de parole. Et elle part du postulat que le tabou de l’inceste ne réside pas uniquement dans l’acte en lui-même, mais dans le silence qui l’entoure. Ça vient rencontrer des choses chez moi qui vont être importantes, parce que je travaille beaucoup sur la question de la famille, de l’identité, des frontières, des non-dits, des normes. C’est aussi « Qu’est-ce qui est entendable ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qu’est-ce qui est possible ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? ». Et puis je commence à regarder s’il existe d’autres Peau d’âne, même mainstream. Je me dis, « Tiens, Walt Disney ne l’a pas fait », c’est dingue. Je veux dire, ils font tout un tas de trucs, mais Peau d’âne, non. Donc ça serait vrai, cette hypothèse de dire que le tabou est dans le silence. On sait aujourd’hui aussi que ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Je vois effectivement ce film de Demy, duquel je gardais un souvenir pas très joyeux, je sais qu’il y a une chose qui est faite par Jean-Michel Rabeux à un moment donné, mais pas grand chose, par rapport aux autres contes qui existent. Et je me dis qu’il faut le faire, parce que c’est le moment de reparler de cette chose-là, parce que ça rencontre différents axes de mon travail.
Vient alors le temps de l’écriture…
Je propose à Marie Dilasser, avec qui j’ai déjà travaillé, de travailler avec moi sur l’écriture de ce conte. Mon écriture théâtrale part souvent du réel, un fait divers, une phrase entendue, quelque chose comme ça qui va me traverser et sur laquelle je vais avoir envie de zoomer. Marie est dans une écriture qui est très fictionnelle, très loin d’un réel ancré. On se connaissait, on a entretenu une sorte de relation intellectuelle pendant quelques années, et ça nous amusait beaucoup de voir de quelle manière ses fictions rencontraient mon réel, de voir comment on était d’accord ou pas et comment ça pouvait créer quelque chose d’autre. On a beaucoup échangé sur ce qu’on raconte, ce qu’on ne raconte pas, en allant rencontrer des textes, en discutant avec cette sociologue du théâtre qui s’appelle Bérénice Hamidi, qui parle beaucoup du fait d’inventer des nouveaux récits… C’est assez passionnant de se dire « Que peut le théâtre ? Qu’est-ce qu’on fait si on raconte toujours la même histoire ? Et du coup, quelle est notre responsabilité en tant qu’artiste ? Qu’est-ce qu’on va amener potentiellement dans les imaginaires ? ».
Quelles sont les contraintes que vous vous êtes données ? Quels sont les endroits où vous vouliez aller, ou ceux que vous vouliez éviter ?
On savait qu’on voulait reprendre des éléments iconiques du conte. On s’est dit qu’il y aurait un âne, qu’il y aurait un cake d’amour… On est parti de l’imaginaire collectif, on s’est dit que ce serait une enfant avec un papa et une maman, un âne, une alliée extérieure potentielle (chez nous, c’est une voisine). On s’est donné des choses comme ça et on s’est dit qu’on partait d’une sorte de réel. Dans le conte, c’est le royaume avec un père très fort, chez nous il est éditeur et il publie des livres. C’est lui qui a le récit, c’est lui qui a le lead, d’une certaine manière. Ensuite, on savait qu’il fallait qu’elle s’en aille, et on ne voulait absolument pas qu’elle rencontre un prince, mais on voulait qu’il y ait une histoire d’amour. Parce qu’à la lecture du conte, on se dit « Elle rencontre un prince, mais rien n’est traité. C’est potentiellement une boucle et ça va recommencer ad vitam aeternam ». Ça ne nous mettait pas très à l’aise. Donc on avait ces axes-là, et on a appelé aussi des espaces de notre enfance qui étaient assez forts, comme la fête foraine. Et on voulait qu’il y ait une résolution, qu’à un moment donné l’enfant puisse dire ce qui s’était passé, et que le père le reconnaisse. Ça nous paraissait vraiment important pour que l’enfant puisse commencer sa vie d’enfant.
Comment expliquez vous ce titre Peau d’âne – La fête est finie ?
Quand on a commencé à réfléchir à Peau d’âne, on s’est dit que c’était intéressant de sauter certaines frontières, d’arrêter de séparer, et de s’intéresser dans le même temps aux adultes et aux enfants. Peau d’âne est présenté comme un spectacle tout public, mais on ne s’est pas dit « on va faire un spectacle pour enfant ». Comme il était question d’une famille, il fallait qu’on puisse s’adresser à tout le monde. Aux prémices, il y avait ce souhait de faire un spectacle d’un côté pour les enfants et de l’autre côté pour les adultes. D’un côté, c’était Peau d’âne et de l’autre côté La fête est finie avec des acteur·ice·s qui circulent d’un plateau à l’autre. Ça s’est révélé très compliqué, mais c’est resté avec cette idée de champ / contre-champ, où une chose va en révéler une autre. Ça nous semblait impossible de ne pas dire, dans le titre, que Peau d’âne c’était fini.
Vous aviez déjà travaillé avec Marie Dilasser sur un épisode de MADAM, qui arpentait beaucoup de thématiques. Le sujet de l’inceste, en revanche, c’est quelque chose de totalement nouveau pour vous.
Tout à fait. Après, on nous étiquette assez rapidement en disant « Oui, vous êtes militante… », mais je ne pense pas que je fasse ça. Je veux dire, je porte des t-shirts, je fais des manifs par ailleurs, c’est mon truc aussi et ça va venir alimenter des choses, c’est très important pour moi d’être positionnée. Mais j’écris et je travaille sur ce qui va m’émouvoir, me traverser, sur des choses que je vais trouver injustes. Il n’y a pas de militantisme dans l’action de la culture. Il y a ce souhait de raconter autre chose, d’inventer un autre réel. Parce qu’effectivement, on peut faire le lien, le monde dans lequel on vit est profondément injuste et profondément atroce à plein d’endroits, et j’aime bien dire que je fais du théâtre parce que ça m’aide à vivre. Et quand je fais du théâtre, j’aimerais bien que ça puisse, d’une certaine manière, aider à vivre d’autres personnes. Mais ce n’est pas une revendication. On parle là de violences intrafamiliales, mais on ne fait pas un spectacle à thème. On ne se dit pas « On va travailler sur l’inceste », ce n’est pas ce qui se passe. C’est Peau d’âne qui m’accompagne, c’est le réel, c’est la fiction, c’est ces choses-là qui vont se rencontrer. C’est le monde dans lequel on vit qui est quand même, depuis le Covid, complètement dystopique. On a dépassé une fiction. C’est tout ça qui vient à mon projet.
Cela fait écho à la dernière édition du Festival d’Avignon, dont la programmation était précisément marquée par une grande présence du théâtre du réel, au point d’entendre certains regrets sur une absence de « la fiction pour la fiction ». Qu’est-ce que ça vous évoque ?
Je ne sais pas ce que c’est, la fiction pour la fiction, comme je ne sais pas ce que c’est le réel pour le réel. Il faudrait qu’on le définisse ensemble. Vous avez une idée de la fiction, moi j’en ai une autre, donc on ne sait pas ce que c’est. La fiction pour la fiction, c’est quoi ? C’est Shakespeare ? Et en même temps, ça raconte aussi des choses de la société, ça s’ancre quelque part. Le théâtre ne peut pas être déconnecté. Le théâtre est une écriture du monde, donc on n’est pas déconnecté du monde. Pour moi, il n’y a pas de débat. Après, il y a toujours des personnes qui sont attachées à certaines formes. Mais aujourd’hui, on crée des grandes épopées, des grands récits. Ce sont les nôtres, ils sont aussi valables, c’est aujourd’hui, c’est maintenant. En revanche, ce que j’ai entendu d’Avignon et qui m’a beaucoup heurtée, c’est tout ce qui s’est passé autour du spectacle de Rébecca et qui fait froid dans le dos (la metteuse en scène Rébecca Chaillon et son équipe, venues présenter Carte noire nommée désir, ont été victimes d’agressions dans le cadre du dernier Festival d’Avignon, ndlr). Parce que ces personnes noires, lesbiennes vont prendre la parole sur des questions postcoloniales, elles essaient de créer un espace où elles peuvent être entendues, mais les gens ne veulent pas entendre. Il y a des réactions qui sont absolument violentes. Qu’est-ce qu’une société qui ne veut pas savoir d’où elle vient ? C’est hallucinant et ça raconte beaucoup de choses en soi. Je la soutiens bien sûr énormément, je trouve son travail fondamental, courageux, et à la fois je n’étais pas étonnée de ça.