En sortie de crise sanitaire, nombreux constats ont été faits sur ce que cette période avait révélé de l’espèce humaine et de ses dérives. Aberrations environnementales, violences intra-familiales, agressivité latente envers les autres ou contre soi-même… Tout a été passé par le tamis de l’effet Covid. Mais si ce prisme a bien mis en lumière un de nos côtés les plus sombres, c’est celui de l’égocentrisme et, par extension, du dénigrement de l’altruisme. Mais si Femme Capital a bien vu le jour en 2021, le récit de cette pièce mise en scène par Mathieu Bauer est bien plus effrayant, car il prend pour appui les paroles et pensées d’une femme, Ayn Rand, née en 1905…
Détestable au possible pour le commun des mortels, au travers des discours, écrits et influences qu’elle a laissées derrière elle, Ayn Rand n’a rien d’une femme à qui on a envie de se frotter. D’ailleurs, elle n’en a pas envie non plus. Élevant le dollar au rang de dieu, jusqu’à en faire le décor de ses funérailles, et considérant l’égoïsme profond et assumé comme une véritable religion, Ayn Rand développe, dès les années 1930, une manière de penser qui aujourd’hui s’est nettement démocratisée. Adulée aux États-Unis, son héritage a largement traversé les décennies et les frontières pour toucher, grâce à la sacrosainte mondialisation, la quasi-intégralité du monde connu.
Dans Femme Capital, la méprisable Ayn Rand prend les traits de la jeune comédienne Emma Liégeois, qui nous sert une performance de grand talent, jonglant avec états d’être et de dire, aussi bien qu’elle chante ou que sa présence attire. Pourtant, la scénographie de Mathieu Bauer ne lui facilite pas la tâche. Confinée dans une cabine impersonnelle cloisonnée de plexiglas, elle ne s’adresse à nous que par le biais de cette cellule posée là, à l’avant-scène, et qui occulte une partie de l’orchestre pourtant venu l’accompagner.
En dépit des difficultés qu’il s’impose à lui-même, le metteur en scène crée une pièce parfaitement équilibrée, où la musique jouée sur scène par l’orchestre de spectacle de Montreuil ne vient jamais perturber à outrance le récit qui nous est proposé. Au contraire, les sept musiciens présents au plateau semblent donner la réplique à Emma Liégeois. Autant spectateurs qu’acteurs de ce discours qui ne semble plus vraiment appartenir au passé, ils se font interprètes d’une écriture particulièrement pertinente qui ne perd jamais de vue l’essentiel.
Mais quel est cet essentiel ? Impossible de croire que Mathieu Bauer a voulu ici rendre hommage à une figure aussi fondamentalement individualiste et pauvrophobe — terme qui n’existait d’ailleurs même pas à l’époque et dont elle pourrait être l’effigie. Les traces qu’elle a laissées dans notre société contemporaine, en revanche, sont bien plus évocatrices et dignes de faire l’objet d’une création théâtrale.
Constater à quel point, sur la base de ses véritables propos, Ayn Rand décrivait à son époque un modèle de société et d’individu qui nous est désormais quotidien, est tout simplement glaçant. Disparue depuis plus de quarante ans, elle semble toujours aussi présente au travers d’idéologies et de comportements qui se constatent dans les plus hautes sphères de nos États.
Au regard de ce constat qui nous éclate au visage, la distance mise par la présence de cette cabine vitrée s’avère a minima nécessaire, ne serait-ce que pour se donner l’illusion que ce monde ne nous atteint pas. Pourtant, la porte finira par s’ouvrir, ce que l’humain a de plus sombre finira par s’approcher insidieusement et par nous englober. Restent alors la soumission, la fuite ou… la résilience.
Le portrait dressé dans Femme Capital n’a finalement rien de celui d’une femme, quel que soit son nom. Il est beaucoup plus général, bien qu’il trouve un écho ô combien percutant dans la mise en scène de Mathieu Bauer, dans le travail musical de Sylvain Cartigny et de l’orchestre, et dans la performance sans faute d’Emma Liégeois.