Félix Jousserand et Olivier Saccomano, le pouvoir de la poésie

Pour cette nouvelle saison au Théâtre des 13 vents, Félix Jousserand et Olivier Saccomano poursuivent les soirées Poésie ! hors les murs. Cette année, six rendez-vous sont donnés dans différents lieux de Montpellier pour dire, écouter et partager de la poésie... Entretien avec les porteurs de ce concept.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
9 mn de lecture

Quelle est la genèse des soirées Poésie ! ?

Olivier Saccomano : C’est la volonté d’affirmer que poésie et théâtre sont des arts jumeaux, de faux jumeaux peut-être, mais qui partagent une certaine expérience de l’acte public et de l’exercice du langage. Il nous a donc semblé évident, dès notre arrivée aux 13 vents en 2018, que le théâtre devait faire place, dans son programme régulier, à celles et ceux qui consacrent leur temps à former une phrase, à travailler la structure d’un texte. C’était aussi une sorte d’alliance, formelle et tactique, défensive et offensive, entre deux pratiques qu’on peut dire minoritaires : dans la plupart des librairies, théâtre et poésie voisinent, souvent dans un coin, voire un recoin, pendant que romans et essais occupent le haut du panier. Et puis nous connaissions Félix, qui vivait à Montpellier, son goût et sa connaissance pratique de la poésie contemporaine, nourrie aux bibliothèques et aux bistrots des premières scènes slam. On s’est donc dit : il faut combiner dans la même soirée deux formes classiques mais habituellement séparées : le « récital » ou la « performance » d’un.e écrivain.e de métier et la scène ouverte.
Félix Jousserand : Informer, distraire et édifier, les anciennes règles sont communes au théâtre et à la poésie. La profération appartient aux deux, c’est un fait. Par une grâce providentielle, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano se sont installés à Montpellier où ils ont décidé de le faire.

Elles se déroulent dans des lieux multiples, hors des 13 vents. Est-ce que la poésie se dit ou s’entend différemment hors d’un théâtre ?

Félix Jousserand : Franchement, il s’agit surtout d’une question de convivialité… Évidemment, un rendez-vous donné dans un café, dans une salle de boxe ou au théâtre, ça n’a pas la même physionomie. La poésie, c’est la vie, il est donc important qu’elle soit en ville. Encore que le pastoral… Il faudrait tenter…
Olivier Saccomano : Le Théâtre des 13 vents est en bordure de la ville, c’est un théâtre pastoral… Et la vie qui s’y développe est assez unique, pour les artistes qui y travaillent comme pour le public qui le fréquente sur un mode très différent de celui de la consommation culturelle. Mais c’est vrai qu’on n’y vient pas par hasard. Et c’est là, la grande différence avec les soirées Poésie ! On donne rendez-vous ici ou là, bien sûr, mais il n’y a pas de réservation, pas de places à payer, et donc toujours une forte dose d’inattendu. Un soir, à la salle de boxe Jacques Brel à la Mosson, l’entraîneur avait oublié notre venue et, en voyant les gamins arriver avec leur sac et leurs gants, il leur a dit : « Pas de boxe ce soir, ce soir c’est poésie ». Beaucoup sont restés. Même chose dans les bars : il y a des gens qui ne sont pas venus pour ça, juste pour boire un verre, et puis une phrase les attrape ou les intrigue. Pour toutes ces raisons, géographiques autant que politiques, géopolitiques donc (plus que poétiques), il fallait que cela se passe hors du théâtre, mais aussi qu’on circule de quartiers en quartiers. On a vu des gens, de rendez-vous en rendez-vous, accrocher la caravane en un lieu, puis se retrouver la fois suivante à l’autre bout de la ville, dans un lieu et avec des personnes qu’ils ne connaissaient pas.

Les soirées se déroulent en deux temps. La place est d’abord faite à un artiste venu présenter son travail. Que cherchez-vous en préparant cette programmation ? Quelles émotions ? Quelles attentes ?

Félix Jousserand : La poésie, comme le sport, la danse, la guerre, a un usage collectif utile, mais retors et concurrentiel, dont peu de gens font métier. Le populaire et le savant ne s’y rencontrent pour ainsi dire jamais. Il nous tenait à cœur de tenter l’expérience, en accueillant des formes de toutes obédiences, autour de l’oralité qui rassemble la famille.
Olivier Saccomano : Oui, c’est vrai qu’en termes de programmation, on est sensible à cet équilibre entre le savant et le populaire. Cette distinction, qui vient au départ de la musique, est bien autre chose que le tableau à deux colonnes élitiste/populaire dont on remplit nos paniers mentaux depuis quelques temps. En poésie, les formes savantes ou les formes populaires sont presque des données de la création, des champs de référence mobilisés par la poésie, des types de phrasés, et pas des critères d’évaluation ni de succès. Maialen Lujanbio, qui est venue il y a deux ans, est une poétesse basque, championne du monde de bertsularisme, une forme d’improvisation traditionnnelle à la fois très contrainte dans sa métrique, et sans cesse revisitée par de nouvelles générations. Elle pratique aussi bien dans des bars que dans des palais des sports, lors de concours qui rassemblent un public de plusieurs milliers de personnes. Il y a là une culture populaire de la poésie, qu’on retrouve sous une autre forme chez Vîrus, rappeur et grand passeur d’une longue tradition de poètes de rue, ou de prison.

Après cela, les spectateurs sont invités à participer à une scène ouverte. Sommes-nous tous capables de dire ou d’écrire de la poésie ?

Olivier Saccomano : Capables, oui. Encore faut-il le faire. Et puis, dans ce cadre précis, monter sur scène trois minutes et poser les mots. Ça demande bien sûr un certain courage, enfin un certain type de courage, celui aussi de se dire qu’on en est capable. Avec Félix, on travaille la poésie en prison, au quartier mineurs de Villeneuve-Les-Maguelonne. La première année, on s’est dit : on va faire du douze, ce que les manuels appellent l’alexandrin, et que les prisonniers américains appelaient le dirty dozen. Cela permettait à chacun de passer par l’oralité d’abord, de compter les syllabes sur ses doigts, de rafistoler et de trafiquer chaque ver, avant de recourir au papier et au crayon pour noter la trouvaille. Tout ça se travaille de façon très concrète, sans se torturer sur le fait de savoir si on en est capable ou pas. Il y a une part d’exercice formel, ça s’exerce. Et puis, dans les soirées Poésie !, le fait d’entendre les autres, et aussi les poète.sse.s de métier, ça entretient le muscle. C’est ce que m’a dit la dernière fois un régulier des soirées : « Vous nous faites vachement travailler ». On a vu des gens, en cinq ans, qui étaient arrivés sur la pointe des pieds, et qui aujourd’hui posent des textes d’une grande consistance. Et même chez les plus fragiles ou dans des formes plus convenues, on n’est jamais à l’abri d’une phase foudroyante.
Félix Jousserand : Si vous devez dire quoi que ce soit, venez le dire. TikTok ne durera pas toujours.

On ressent dans ces soirées une grande bienveillance et une dynamique commune. Les mots ont donc toujours un certain pouvoir ?

Félix Jousserand : Un pouvoir certain.
Olivier Saccomano : Les mots, oui, et la parole publique. Mine de rien, en se tenant aux règles éprouvées de la scène ouverte (trois minutes, voix/micro, un texte dit = un verre offert), c’est ce qu’on constate : se mettre face à ses contemporains pour dire ce qu’on a à dire, et qu’on pris la peine d’écrire, ce n’est pas rien. C’est un espace-temps irréductible à la communication. Donc, oui, il y a toujours une grande amicalité pour celles et ceux qui s’y collent.

D’ailleurs, la poésie ne s’exprime-t-elle que par des mots ?

Félix Jousserand : On ne refuse que les mimes.
Olivier Saccomano : Et les musiques de fond.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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