Entretien croisé avec Emmanuelle Bercot et Charles Berling

Première création portée par le Printemps des comédiens, le diptyque Après la répétition / Persona d’après Bergman et mis en scène par Ivo van Hove compte dans sa distribution deux grands noms du théâtre et du cinéma : Emmanuelle Bercot et Charles Berling. Nous les avons rencontrés lors de leur résidence au Domaine d’O à Montpellier.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
17 mn de lecture
© Peter Avondo - Snobinart

Cet entretien a lieu à deux semaines de la première… Comment ça va ?

Emmanuelle Bercot : Moi très bien, mais Charles très mal (rire). Non mais je crois que ça va bien, non ?

Charles Berling : Super bien !

Vous participez à la recréation d’un spectacle conçu par Ivo van Hove il y a une dizaine d’années en Hollande. Vous connaissiez cette version avant d’entrer dans ce projet ?


EB : Non, je ne savais même pas qu’il avait monté ce spectacle.

CB : Je l’avais vu à Londres dans la version flamande, il y a plus de sept ans, on venait de faire Vu du pont (Pièce également recréée par Ivo van Hove, ndlr).

Est-ce que votre regard sur ce que vous connaissiez a changé depuis que vous avez commencé à travailler au plateau ?

CB : Ça a même commencé avant. Je savais que ça allait être différent, avec la même mise en scène, mais que les actrices et acteurs allaient changer la donne, puisque c’est ce que j’avais vécu dans Vu du pont. C’est à dire qu’Ivo peut faire une mise en scène, mais si l’interprétation change, ça va faire un autre spectacle. Ça, je le savais. Ça ne me dérange jamais de voir d’autres acteurs dans un rôle que je dois jouer. Je me souviens, quand j’ai préparé Hamlet, je voyais plein de gens jouer Hamlet, ça m’éclatait, parce que je sais que, par définition, je ne pourrai pas jouer comme eux. D’ailleurs, quand on est acteur on ne peut jouer que comme on joue soi-même, on n’est pas des imitateurs.

Pour vous, Emmanuelle, est-ce qu’il y a eu un changement de regard entre le moment où on vous a proposé le projet et maintenant, après quelques jours en résidence ?

EB : Non, pas encore. Parce qu’effectivement, je suis une très mauvaise imitatrice, que j’ai le modèle d’une actrice qui est extraordinaire, et comme j’ai beaucoup regardé la captation pour mémoriser les déplacements, il faut que je me sorte l’image que j’ai d’elle dans la tête, sa musique, etc. Je suis juste en train de chercher mon propre chemin parce que je ne vais certainement pas la jouer pareil, je ne suis pas la même personne. Je pense qu’Ivo fait partie de ces metteurs en scène qui font vraiment avec les êtres humains qu’ils ont. Donc là, je suis en train de tâtonner pour trouver ma liberté au sein de ce remake. Parce que c’est un remake au niveau des images, du son, de la lumière et de la mise en scène. Charles prend plus de liberté que moi sur des déplacements. Je suis un peu scolaire de nature, donc je cherche tout juste. Mais on est trois dans Après la répétition, dont deux acteurs qui ont déjà travaillé avec Ivo, surtout Charles qui a déjà fait un remake. Je pense qu’il a de l’avance, c’est normal, moi je découvre. C’est un travail qui est complètement l’inverse de ce qu’on fait d’habitude, puisqu’on crée soi-même les déplacements. Là, ils nous précèdent.

© Vincent Bérenger – Châteauvallon-Liberté Scène Nationale

Dans un entretien pour le Printemps des comédiens, Ivo van Hove dit que le personnage principal d’Après la répétition ne vit que par le théâtre. C’est un état d’esprit qui vous parle ? Est-ce facile de se détacher de son art ? Est-ce que c’est enviable ?

CB : Je trouve qu’Ivo a une très belle approche de ça. Évidemment ça parle beaucoup, quand on est dans l’art dramatique depuis longtemps. Et au fond, c’est une pièce sur la réalité et les fictions : « Qu’est-ce que le monde ? Qu’est-ce que la vie réelle ? ». C’est un sujet absolument magnifique. Il se trouve que je suis en train de tourner un film sur Romain Gary qui parle de la fiction, et qui parle du même sujet au fond, puisqu’il a fait de sa vie une fiction, quelque part. Ce sujet-là, quand on fait du théâtre, ne peut qu’être complètement brûlant, et la question depuis toujours : comment faire cohabiter ces univers fictionnels avec la réalité ?

EB : Ça veut dire quoi, pour vous, se détacher de son art ?

Est-ce que vous arrivez à vivre sans systématiquement tout raccrocher à votre travail ?

EB : Non, ça c’est sûr que non… Il y a une double réponse, parce qu’on ne peut pas se détacher… Je transforme toujours tout en potentielle fiction.

CB : Toi encore plus, parce que tu écris des films (rire) !

EB : J’écris des films, mais si je regarde en tant qu’actrice de théâtre c’est un peu différent. Après, on ne peut pas, à mon avis, être uniquement dans son art, puisqu’on fait un art qui s’inspire du réel et de la vie. Si on ne vit pas à côté, je trouve que c’est extrêmement difficile d’avancer et de s’inspirer. Si on n’observe pas les gens, je ne sais pas comment on peut arriver à jouer… on ne peut pas se jouer éternellement nous-mêmes.

CB : Non, d’ailleurs la pièce raconte l’histoire de ce metteur en scène qui voudrait n’être que dans son univers de théâtre, mais qui n’y arrive pas. Ça raconte aussi cette impossibilité. À un moment donné, il y a une très belle question qu’il pose : « Est-ce qu’on peut se protéger du monde extérieur ? », dit la petite Anna, l’autre lui dit « À ton avis ? », elle dit « En fait, on ne peut pas s’en protéger ». Parce que le réel revient toujours au galop. Je dirige un théâtre, je joue, je mets en scène… je vois bien que le réel est très puissant (rire). Il influe, mais c’est tout le jeu.

Et il y a Persona, qui fait la part belle au corps, au silence…

EB : Pour Ivo, c’est la proposition inverse. C’est une femme qui renonce à son métier, qui ne veut plus jouer la comédie, et qui cherche une vérité profonde qui passe, pour elle, par le silence. Elle a quitté la scène et elle a décidé de ne plus parler, sûrement à la recherche de quelque chose de profond en elle qui ne soit plus de l’ordre de ce qu’on joue.

Comment vous l’avez appréhendé, ce travail du muet au théâtre ?

EB : J’avais un peu ce fantasme de jouer un rôle muet, mais je pense qu’on est énormément d’acteurs (rire).

CB : C’est vrai !

EB : Parce que c’est une vraie expérience, que c’est aussi le travail de l’écoute, et évidemment chez l’acteur, l’écoute est toute aussi importante que la parole, si ce n’est plus. Il y a un peu un défi, de réussir à exister sans les mots. Ce qui me séduisait énormément dans cette proposition, c’est qu’il faut parler avec son corps, et comme j’ai commencé par la danse, c’est quelque chose que j’adore faire, me servir uniquement de mon corps plutôt que des mots. Je ne suis pas du tout bavarde dans la vie, donc en vérité ça me plaît assez de garder le silence.

Il y a un point commun que vous avez tous les deux avec Bergman, c’est cette appétence double pour la scène et l’écran. Est-ce que ce regard vous apporte une approche différente sur la lecture du texte ?

EB : Je pense qu’on part uniquement du texte comme si c’était un texte de théâtre. D’abord parce qu’Ivo dit qu’il n’a pas vu les films. Je ne sais pas si c’est vrai, mais en tout cas il se départit complètement du travail cinématographique de Bergman. Il part du texte puisqu’il considère que Bergman est un des plus grands auteurs. Je connais bien Bergman, et Persona a été longtemps un film important pour moi, mais j’essaie de me débarrasser complètement de ça pour partir du texte. Parce qu’on sent bien, dans le travail d’Ivo, que c’est le texte, le texte, le texte. Il est tout le temps sur le texte, il a revu le texte, il vient toujours avec son texte… Je sens que c’est là-dedans qu’il faut puiser les choses, comme on joue un auteur de théâtre, qu’était Bergman aussi.

© Peter Avondo – Snobinart

CB : Évidemment, on ne peut pas oublier que Bergman était à la fois un cinéaste et un homme de théâtre. Ce que je trouve beau d’ailleurs, ce que je trouve très complémentaire depuis toujours. Pour moi, faire du cinéma ou faire du théâtre, c’est le même art, même si ce n’est pas le même langage, la même application. Mais il se trouve qu’Ivo est aussi un metteur de scène de théâtre qui est intéressé par l’image depuis toujours. Il s’y intéresse, mais pas à outrance. Il y a une familiarité dans le langage, en tout cas une filiation, c’est certain. Par exemple, dans sa mise en scène, on utilise un peu de vidéo. Quand on pense à Bergman, on pense à l’image et on pense à ce qu’une image révèle d’un acteur, ce qu’une caméra peut faire… Donc c’est juste, mais c’est pas plus que ça. Après, dans la forme, je suis comme Emmanuelle, c’est un texte de théâtre. J’ai travaillé plusieurs fois sur des cinéastes comme Eustache ou Fassbinder avec Jean- Louis Martinelli, et c’était la même approche. Tout d’un coup, on s’emparait juste du texte du film. Quand les films sont bien écrits, il y a quelque chose. C’est cette parenté-là qui est à considérer, et c’est ce qu’a fait Ivo. C’est beau ce qu’il a fait, cet assemblage dans l’œuvre générale, de faire des résonances comme ça, ça me touche beaucoup.

EB : Il y a énormément de résonances. Mais c’est fou, je vais m’amuser à les compter, parce que j’en découvre tous les jours, et je trouve ça génial !

Vous vous nourrissez de ces résonnances entre les deux volets ?

CB : Ça nourrit, oui. Avec Emmanuelle, on ne se connaît pas du tout comme acteurs, et c’est super important de regarder les autres, de regarder Justine (Justine Bachelet, ndlr) quand elle est dans Persona, Elizabeth Mazev qui n’est pas dans Après la répétition, ou Emmanuelle qui, tout d’un coup…

EB : Ne dis rien (rire) !

Dans ce spectacle, le théâtre parle de lui-même. J’ai envie de vous poser une question philo… Est-ce qu’il n’y a plus que la culture pour parler de culture ?

CB : Pour moi, ça ne parle seulement de culture. Ce n’est pas parce qu’un homme de culture se met à écrire sur sa vie que ça ne parle pas du monde. Au contraire. On vit encore plus dans ce qu’on appelle « le monde réel ». Les gens vivent tous dans la fiction aujourd’hui, encore plus que dans ma jeunesse, par exemple. Beaucoup plus. Avant c’était les romans, maintenant ils sont tous avec leurs écrans, ils passent leur temps à se fictionner, à se filmer, c’était beaucoup plus rare avant. Donc le fait de parler de fiction, c’est parler à fond du monde réel. Est-ce que la société du divertissement n’a pas tout mangé ? Je dirais que… Je suis toujours un peu stupéfait de voir que les gens sont tous dans leurs bagnoles, dans tous les sens du terme. Ils passent leur temps dans un univers très rationnel qu’ils croient être la réalité. J’y crois pas, à cette réalité, mais c’est une fiction qui est créée par… Mais c’est une très longue question !

EB : Il avait dit que c’était une question philosophique, tu en prends bien le chemin.

CB : Et elle est très bonne ! Là, j’ai monté des textes de Hannah Arendt sur le totalitarisme, et il y a quelque chose dans le fait d’imposer une fiction aux autres. Je n’y crois pas, au monde réel. Il est fabriqué. Au moins, le monde de la culture avoue cette fabrication. Et dans une pièce comme ça, cette question ramène à « est-ce qu’un public qui n’est pas lui-même dans le milieu de la culture peut être sensible à ça ? ». Je suis persuadé que oui. Certain. Certain !

EB : Oui, parce que ces personnages qui sont metteurs en scène, actrices… c’est avant tout des êtres de chair et de sang. Chacun peut se projeter en eux. Et puis, il est beaucoup question d’autres choses que du théâtre. Il est question de désirs, de recherche de vérité, de rapports de pouvoir. Dans les deux pièces, d’ailleurs. Le désir, beaucoup, je trouve.

CB : D’un point de vue politique, on a entendu ces mots atroces de « non-essentiel ». C’est-à-dire que l’art peut être considéré dans un monde très utilitariste comme quelque chose de bizarre, d’un peu en trop, qui est non nécessaire. Simplement, c’est la seule chose qui reste d’une civilisation. On est mal placé pour la défendre, mais je pense qu’on est dans une période difficile dont un certain nombre de gens avait parlé dans les années 50, 60, 70… Je suis d’une génération qui a vu en quarante ans quelque chose d’hallucinant…

EB : C’est-à-dire ?

CB : D’inquiétant, sur une sorte de décrochage de l’idée que la culture a un intérêt. C’est devenu une variable d’ajustement, on le voit bien. Ça me fait souffrir, en tout cas. Et quand on dirige un théâtre, on est forcément dans cette discussion politique.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse.
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