En quelques mots, quel est votre parcours ?
Émilie Peluchon : J’ai un parcours qui a toujours fait du lien entre la danse, l’accompagnement des artistes, de la création et de la diffusion, avec des territoires. Mon précédent poste était en Seine-Saint-Denis, à Pantin. J’étais à la direction de Danse Dense, une plateforme de repérage, d’accompagnement et de visibilité pour les chorégraphes, du tout début de leur parcours jusqu’à cinq créations. Toute ma vie professionnelle a été en lien avec l’art chorégraphique.
Qu’est-ce qui vous a donné envie dans ce poste à Uzès ?
Émilie Peluchon : Je crois que c’est le fait que ce soit une scène mobile, qui nous invite vraiment à aller vers les habitants, vers les publics, et travailler à cette rencontre entre les œuvres, les artistes et les publics. Je trouve ça plus intéressant que d’inviter à venir nous voir et à ouvrir la porte d’un théâtre. Là c’est nous qui allons vers, on travaille avec. Il y avait aussi le fait de s’inscrire dans un patrimoine naturel magnifique, et bien sûr historique. Je l’ai vu comme un espace de jeu et d’expérimentation hyper stimulant, pour les artistes chorégraphiques aussi, que ça donne envie d’inventer, d’imaginer avec eux d’autres formes de créations, d’autres formes de relations du corps à l’espace qui nous entoure.
Une chose a changé tout de suite à votre arrivée, c’est le nom du CDCN, qui est passé de « La Maison » à « La Maison Danse »… Pourquoi ce choix ?
Émilie Peluchon : En fait, j’adorais le nom « La Maison ». Je me retrouve très bien dans ce nom-là. Mais l’objet premier de notre métier et de notre structure, c’est la danse. Le fait de remettre « Danse », ça ramenait le cœur de notre métier avec « La Maison ». À la fois ça racontait le mouvement qu’est ce projet, et aussi le fait que dans « Danse », il y a toutes les danses. Ce qui m’importe, ce que je défends, c’est le propos des artistes et en quoi il est contemporain dans sa manière de faire vibrer, dans sa manière de questionner en rapport avec notre société, que ce soit politique, écologique, intime, social… Mais ce n’est pas l’esthétique même. Toutes les danses sont les bienvenues. Ce qui m’importe, c’est ce qu’on en fait.
Toutes les danses, et tous les publics aussi, avec une démarche qui essaie d’atteindre un public le plus vaste possible. C’est important ?
Émilie Peluchon : J’imagine que ça l’est un peu pour tout le monde. Dans notre mission de service public, c’est vraiment le service aux publics dans leurs diversités. Je trouve que c’est très important de proposer de vivre des expériences pour les enfants, qui sont quand même les citoyens de demain. C’est un espace à la fois de rêve, de jeu, c’est assez chouette de travailler l’art chorégraphique avec les enfants. Mais c’est une expérience qu’ils peuvent vivre avec leur famille, c’est quelque chose qu’on traverse ensemble, dont on parle ensemble. Cette expérience-là, je la trouve joyeuse, vertueuse, et pour tous les publics avec la même exigence. Parce que les enfants sont très exigeants, ce qui fait que je me teste aussi quand je vais voir les spectacles. Évidemment je ne suis plus une enfant, mais on a quand même une petite part de nous qui reste (rire). Je pense que si la pièce plaît autant aux enfants qu’à moi, c’est gagné, et ça veut dire que la programmation est ouverte à tous les publics dans ce sens-là.
Vous avez justement souhaité un nouveau temps fort, en automne. Que pouvez-vous nous dire sur ce nouveau rendez-vous ?
Émilie Peluchon : C’est un moyen, dès la rentrée, de proposer un temps qui soit dédié à la jeunesse et aux familles. Ce n’est pas un festival jeune public, non plus. Quand je dis la jeunesse, c’est proposer des formes qui peuvent peut-être les intéresser plus directement, mais c’est vraiment pour tous les âges. L’idée est que ce festival soit celui des premiers regards. Un premier regard de spectateur·ice, on peut l’avoir à 3 ans comme à 70 ans. C’est comme ça que je conçois la programmation, le choix des œuvres et des artistes pour ce festival. Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est qu’on se retrouve au début de l’année, on lance la saison ensemble, on se voit toute la saison sur le territoire, et on se retrouve en juin pour fêter ça tous ensemble. Ça veut dire qu’on construit toute la saison ensemble. J’aimais bien qu’il y ait deux rendez-vous, un pour se dire bonjour, un pour se dire au revoir, et qu’on allait se voir tout le temps au milieu.
Avant cela, il y a votre premier festival en juin. À quoi doit-on s’attendre pour cette édition ?
Émilie Peluchon : Ce festival, je l’ai construit sur cinq jours d’affilée, comme un moyen d’inonder la ville de danse pendant cinq jours, de lancer la saison des festivals et des festivités d’été, et on s’en va. C’est assez joyeux à imaginer. Le choix des spectacles et des œuvres est autour du plaisir, de la danse et du rire. C’est quelque chose qu’on oublie, mais il y a beaucoup de chorégraphes qui donnent une vraie place à l’humour dans leurs créations. J’avais très envie de remettre ça au cœur de ce festival. Déjà parce que je pense qu’on est dans une période assez difficile, et aussi parce qu’on a besoin de se faire du bien. Ce qui était important pour moi, c’était de jouer avec l’expérience de la relation aux formes artistiques. Même quand c’est en salle, ce n’est pas forcément dans un cadre frontal traditionnel. Il y a ce souhait de casser le quatrième mur classique, de remettre au cœur du projet l’aspect kinesthésique qu’a la danse de charger nos corps jusqu’à porter notre propre désir de danser, tout simplement. Il y a des pièces où on est dans la ville, en espace végétal… Notre manière de vivre cette expérience, je la trouve presque augmentée. Il y a la rencontre avec cette œuvre, la rencontre avec ce cadre, et pour l’artiste aussi. Toutes les représentations sont uniques, mais ça veut dire que celle-là sera vraiment plus qu’unique. Dans la dimension du plaisir, il y a aussi la convivialité, c’est pour ça qu’il y a des ateliers, un bal… L’espace bar est pensé pour échanger avant et après les spectacles. Quoiqu’il se passe dans la rencontre avec les œuvres qui ne vont pas toutes nous émerveiller, pas toutes nous plaire, on peut se dire dans tous les cas « je vais passer une bonne soirée ». Tout le festival est aussi construit comme un parcours, ça veut dire qu’à la fin de la soirée, il y aura forcément une pièce qui nous aura marqué plus qu’une autre, et les gens n’aiment jamais les mêmes choses.
Il y a d’ailleurs un marqueur fort qui tient de la création in situ.
Émilie Peluchon : C’est le fil rouge de l’expérience du public et des artistes. Ça déplace tout le monde et je trouve ça génial ! J’avais très envie de remettre le corps du danseur, le geste, le mouvement dansé au cœur de la cité, au cœur du quotidien. C’est assez primordial, c’est une manière à la fois de faire résonner cette architecture, et à la fois de faire redécouvrir ou découvrir différemment ce qu’on ne regarde plus, ou ce qu’on ne prend plus le temps de faire. C’était vraiment important, notamment dans la ville d’Uzès qui est un musée à ciel ouvert, c’est un bonheur. Déposer une écriture post-moderne à la Merce Cunningham, avec des chorégraphes qui ont été formés chez lui et qui continuent à porter son écriture, c’est faire jouer les patrimoines en résonance, celui de la danse et celui du lieu. Regarder la ville différemment, c’est aussi le projet de Promenade à Uzès que crée Ambra Senatore pour l’occasion. C’est créer un parcours en s’appuyant sur des récits des habitantes et des habitants, une manière de découvrir la ville avec un geste chorégraphique et un récit parfois absurde, parfois décalé, parfois surprenant, et parfois plutôt intime et touchant. Ça fait renaître des histoires et ça crée des souvenirs marquants. Et j’avais vraiment envie qu’on puisse profiter du patrimoine naturel magnifique du Gard. Je me suis appuyée sur notre chorégraphe associée Marion Carriau, qui a créé cette pièce qui s’appelle Chêne centenaire, pensée à la fois pour le plateau et pour l’espace végétal, où deux personnages sont chargés de reconstruire le monde qui aurait disparu. Et il y a tout un parcours un peu sous la forme d’une carte blanche à Frank Micheletti. On a monté un temps de balade avec le centre ornithologique du Gard, puis on rejoindra Frank pour un DJ mix électro inspiré du chant des oiseaux. Après cette sieste musicale, on pourra partir en randonnée chorégraphique dans la vallée de l’Eure. Frank et ses danseurs nous permettront de redécouvrir ce paysage, ponctué de stations chorégraphiques. Ce sont des pièces qui font du bien, et je pense qu’on en a besoin, je ne sais pas pourquoi (rire). Un peu d’amour, un peu de douceur, ça peut faire du bien à tout le monde ! Mais avec tout ce que ça a aussi de l’humanité, de la colère, de sa résolution, de construire parce qu’il y a eu destruction…
Après le festival, ce sera le retour de la saison. Quelles formes prendront les différents rendez-vous ?
Émilie Peluchon : Tout n’est pas bouclé (rire) ! Cette saison s’inscrit évidemment avec nos partenaires, le Pont du Gard, Pont-Saint-Esprit, Saint-Jean-du-Gard, Nîmes… À Uzès, il y a un grand désir des habitants et des habitantes d’avoir une programmation chorégraphique en-dehors du festival, j’y suis très attentive. On a dans nos missions d’accompagner la création chorégraphique, avec pour ma part une attention aux chorégraphes au début de leur parcours, et notamment aux femmes chorégraphes. Parce que quand on voit le constat actuel des centres chorégraphiques nationaux… (seuls 15 % des CCN sont dirigés par des femmes seules, selon une étude publiée en avril 2023 par l’Association des CCN, ndlr). J’ai une attention particulière à soutenir et accompagner les projets de ces chorégraphes. On va coproduire une chorégraphe qui s’appelle Betty Tchomanga, elle travaille à trois solos autour des enjeux de décolonisation, avec trois femmes pour trois histoires complètement différentes. Ce sont des formes qui peuvent être jouées dans des espaces non dédiés, ça m’intéresse. Il y a plein de formes qu’on imagine aussi avec Marion Carriau… Il y aura forcément un temps de rencontre avec les publics à chaque résidence. Si c’est pas une sortie de résidence, ça peut être un diner avec l’artiste, il y aura toujours un temps de rencontre. Marine Colard est une artiste que j’ai accompagnée longtemps, on l’a diffusée au Pont du Gard avec Le Tir sacré, pour moi ça a vraiment du sens de l’accompagner sur sa nouvelle création. Après, ce dont j’ai très envie, c’est d’accueillir des ballets, qui souvent proposent des programmes avec des écritures chorégraphiques très différentes. Ce que je peux trouver intéressant, notamment, c’est les étudiants en fin d’études. Ils sont formés pour ça, et ils ont besoin de danser. Ce sont des danseurs incroyables, et tout à coup, vingt danseurs sur le plateau qui traversent un répertoire qui va de François Chaignaud en passant par du Martha Graham… c’est génial ! J’aimerais qu’on puisse les accueillir en résidence longue et proposer des stages, des actions pédagogiques avec eux. C’est aussi cette question de répertoire, qu’on a grand plaisir à revoir. Ça rejoint aussi la problématique d’accompagner les artistes au début de leur parcours, d’accompagner l’insertion professionnelle de ces interprètes qui commencent leur métier de danseur. Commencez-le avec nous, parce que vous êtes magnifiques ! C’est quelque chose dont on a déjà discuté avec le conservatoire, ça demande un budget, une logistique, mais je trouve ça tellement réjouissant ! La saison prochaine, il y aura aussi une artiste qui s’appelle Olga Dukhovna. C’est une artiste ukrainienne qui avait une commande d’un opéra russe pour remonter un ballet et puis… Covid, guerre… Elle a beaucoup dansé pour Boris Charmatz. Elle voulait reprendre la partition du Lac des cygnes de manière contemporaine, prendre le geste et travailler à l’étirer, le dupliquer, l’augmenter, le réduire… Elle joue avec l’écriture et le geste. Là, elle reprend une danse traditionnelle folklorique ukrainienne dansée par les hommes, dans un costume un peu kitsch que tout le monde connaît chez eux. Elle reprend cette danse qu’elle retravaille avec deux danseurs. Elle sera en résidence et elle sera diffusée dans le festival 2024. J’aimerais faire une journée autour des danses folkloriques, parce qu’il y a beaucoup d’artistes pour qui c’était ça, leurs premiers pas dans la danse. Ils sont au croisement de plein de choses, et tout se répond, rien ne s’oppose.