La voiture qui les a conduits jusqu’ici ne peut plus faire marche arrière. Derrière eux et tout autour, les rideaux noirs qui enferment le plateau les retiennent dans un espace immense et vide. Ici, seuls les bruits de la nuit et de l’autoradio les atteignent encore et se mêlent aux sons de leurs corps, de leurs voix, de leur intérieur. Après la nuit de fête dont ils ont marqué leurs retrouvailles fusionnelles, Clara et Félix peuvent enfin redevenir la sœur et le frère qu’ils ont été. Isolés du monde comme durant leur enfance, ils tentent d’avancer aussi bien que possible dans une vie déjà détruite par l’inceste dont ils sont toujours les victimes, des années après la mort de leur agresseur.
Étirant le temps à l’extrême, Gisèle Vienne conçoit un espace qui met sa dramaturgie à l’œuvre, une strate après l’autre. Développant une écriture et une interprétation au ralenti, elle fait entrer ses personnages dans une forme d’existence parallèle, hors d’eux-mêmes. Les acculant d’abord dans l’habitacle restreint du véhicule relégué en fond de scène, elle laisse devant eux toute l’étendue du plateau, comme une menace, un inconnu peu enviable. De plafond de faisceaux en lasers de grande précision, elle sculpte ensuite avec son créateur lumière Yves Godin des espaces qui contraignent les corps, limitent les déplacements et provoquent une sensation d’emprisonnement. Dans les oreilles s’instillent aussi la création sonore d’Adrien Michel et la musique de Caterina Barbieri qui nous enserrent avec puissance et nous écrasent.
Dans Extra Life, Gisèle Vienne ne cherche pas à proposer une expérience agréable de théâtre. Elle impose son espace-temps comme un épisode qui existe par lui-même et duquel on ne peut s’extraire. Plus que par le texte – presque trop didactique en dépit de sa rareté – ou par le jeu parfois inconstant de ses interprètes, la metteuse en scène travaille sur une forme vaporeuse dans laquelle rien ne s’expose tout à fait. La douleur, la destruction et la colère sont latentes, comme les tentatives apparemment vaines de s’en extirper. Elle provoque ainsi une empathie qui passe davantage par l’emprise de la situation que par les émotions propres et prend pour témoins des spectateurs dont la présence semble presque accessoire.
Gisèle Vienne choisit pourtant bien la scène, mais elle la peuple d’images qui ne lui appartiennent plus tout à fait. Sans en assumer pleinement les apparences cinématographiques, elle procède dans Extra Life à un collage sensible de performances indépendantes autant qu’interconnectées. C’est dans la structure même de son montage qu’elle est alors la plus éloquente, donnant forme à une vie morcelée, à demi vécue, subie et décomposée. Après avoir tant distendu le temps, la metteuse en scène pousse le public dans les retranchements de ses personnages. Je me surprends à penser “Ça va bien finir par s’arrêter” sans en avoir vraiment envie. Clara et Félix, eux, l’espèrent sans doute et avec force depuis vingt ans…