Ouvrant sur une pénombre poussée à la limite du visible, Rive nous met d’emblée à l’épreuve des sens en forçant le regard à se poser sur cette silhouette qui traverse la scène de Jardin à Cour, au pas de bourrée. Sur une musique qui se situe entre folklore et abstrait, ce corps encore seul nous emmène à travers l’obscurité, vers un lieu qui ne tient ni du défini, ni de l’existant. Ici, d’autres corps font peu à peu leur apparition. S’immisçant dans la lumière avant de s’évanouir à nouveau dans le noir, dans un élan commun qui semble les multiplier à l’infini, les interprètes rejoignent peu à peu l’ensemble qui nous emmènera pendant près d’une heure dans un voyage magnétisant.
Se greffe alors à eux un autre ballet, technique celui-ci, qui se joue dans l’installation lumière et dans son évolution. Prenant part entière à la réflexion artistique, les éclairages créent des ombres qui s’étirent, s’évaporent et se confondent, ou d’intenses projections qui éblouissent avant de laisser à nouveau place à l’assombrissement. Sans cesse sollicité par ces variations, le regard est ainsi baladé d’un bout à l’autre du plateau, d’un bout à l’autre du spectacle. Pourtant l’œil a encore maintes choses à voir.
Au travers de l’incessant clair-obscur, un autre mouvement perpétuel se met en place sur scène. D’abord léger, presque timide et répété à l’identique par tous les interprètes, il s’installe peu à peu et s’assume dans ses mutations et ses déformations. Encore une fois, Dalila Belaza met le public à contribution, cette fois pour aller chercher ce qui se cache dans les détails. L’exercice est dangereux, mais il donne à voir une autre dimension de ce qui est en train de se jouer.
À partir de l’effet de masse, de laquelle toute cohésion semble s’être dissipée, nous nous intéressons alors à chaque danseuse et chaque danseur indépendamment du groupe. De ce point de vue, c’est l’infinie répétition d’une boucle qui nous saute aux yeux, tandis que l’ensemble, lui, paraît évoluer de façon presque anarchique. Par le travail du corps et du mouvement, autant que par les éléments techniques qui l’accompagnent, la chorégraphe nous sert une création qui multiplie les niveaux de lecture et qui nous hypnotise.
À l’instar des interprètes, le public se retrouve comme coincé entre un ici et un ailleurs, cherchant dans ce qui existe à l’instant présent une signification, une direction ou une issue. Issue qui ne viendra que par la fermeture de cette parenthèse, par le corps même qui l’avait ouverte, reprenant alors le même mouvement qu’au début de la pièce et s’évanouissant dans l’ombre comme un rêve prendrait fin, comme un souvenir s’estomperait.
Dans Rive, Dalila Belaza propose une expérience magnétique dont les images s’interprètent à l’envi : légitimité de l’existence individuelle au sein du groupe, respiration commune au service d’une forme cohérente, implication du spectateur dans son propre rôle, évolution constante de notre environnement, redondance des mouvements qui rythment le quotidien… La chorégraphe parvient ainsi à toucher la sensibilité de chacun et donne à sa pièce une dimension universelle qui fait mouche.