Quelle ressemblance peut-il y avoir entre une pièce historique sur le Moyen-âge norvégien – Les Prétendants à la couronne d’Ibsen – et la situation politique et sociale du Liban depuis des décennies ? Pour Chrystèle Khodr, le rapprochement par le propos est l’évidence même. Corruption, abus et guerres de pouvoir, arrangements politiques, mise à l’écart des populations… en substance, le contexte importe peu tant le fond semble invariable au gré des lieux et des époques. C’est peut-être pour cela qu’il n’est pas utile d’en faire la démonstration.
Dans Ordalie, quelques faits rappelés en ouverture et en clôture de la pièce suffisent à en poser le cadre. Le Grand Liban vient de fêter son centenaire sur les ruines d’une capitale soufflée par l’explosion de son port. Autour de ces événements gravitent les sphères politiques nationales et internationales, persuadées d’œuvrer pour l’universel, mais dont les paroles et les actes semblent exclusivement dictés par les egos. Voilà pour ce qui est du constat, pour ce qui est connu de tous. Ce que souhaite Chrystèle Khodr, en revanche, c’est regarder au-delà de cet état de fait. La metteuse en scène propose une autre approche qui, sans pour autant s’affranchir totalement d’un contexte omniprésent et indissociable de ce qui se joue au plateau, redonne au citoyen – à l’humain, donc – le pouvoir essentiel d’interroger la société à laquelle il prend part.
À l’écart des ors dont les institutions cherchent à farder l’image du Liban, quatre amis se retrouvent au milieu des décombres de Beyrouth. Imprégnés malgré eux de cette situation qui les dépasse ou qu’ils regardent avec un détachement tout relatif, ces quatre acteurs s’adonnent à une sorte de réunion d’anciens, bilan sans prétention de la vie des uns et des autres, parce que cette nuit-là et cet endroit précis y sont propices. Durant une nuit entière, ils vont ainsi dresser un autre portrait de leur pays, donnant un visage plus concret, moins médiatique, de toute une génération construite par dépit plutôt que par défi. En se concentrant sur cette approche de l’intime, Chrystèle Khodr ne se défait pas seulement du sensationnel au profit de l’humain, elle questionne aussi profondément l’identité nationale, la résignation et les espoirs permis.
Gratter le vernis pour en extraire l’essence, voilà sans doute ce qui caractérise Ordalie, sans pour autant s’en donner l’air. Tout dans cette pièce est affaire de finesse : le texte et ses silences, le rythme étendu à la temporalité nocturne, la scénographie et les lumières délicates de Nadim Deaibes, jusqu’à la sonorisation, parfois à peine perceptible, dont on use avec pertinence. À chaque niveau de cette création, la suggestion de la poésie et du ressenti s’oppose au spectaculaire et au règne de l’apparence dont les failles sont alors mises à nu. Plutôt que d’imaginer une utopie qui se construirait sur les bases instables d’un état corrompu, Chrystèle Khodr prend ici acte – teinté d’humour et sans gravité oppressante – d’une situation dans laquelle sa génération se confronte à sa propre impuissance.
De cette ordalie – épreuve soumettant au jugement de Dieu – ne sortira finalement aucun verdict. Cette nuit passée à converser, à rejouer Ibsen, à rêver ou à se souvenir, n’aura en rien changé le pays, sa politique, le monde ou la société. Mais aura-t-elle été inutile pour autant ? Pas au regard de ces quatre hommes, figures désignées de toute une génération de Libanais, qui trouvent dans leurs relations autant que dans le théâtre un moyen de faire face, à défaut d’être puissants.