Commençons par dissiper tout doute quant à l’orthographe, En Atendant ne prend bien qu’un seul « t ». Ainsi écrit en vieux français dans un texte du XIVe siècle après la pandémie de peste noire qui a ravagé l’Europe, il est associé au mouvement de l’Ars Subtilior, une pratique musicale complexe dont Anne Teresa de Keersmaeker illustre sa propre pièce. Autant dire qu’après les années Covid, il y avait comme une évidence à retrouver ce spectacle dans la programmation d’Avignon.
Mais au-delà de cette explication somme toute banale, voir ou revoir En Atendant en 2023 est aussi l’occasion d’appréhender l’œuvre de la chorégraphe en la soumettant au facteur du temps. Treize ans après sa première création, les lectures ne sont plus les mêmes tant notre regard sur les problématiques, pourtant déjà présentes ici, a considérablement évolué. Surpopulation humaine, rapport à la nature et aux animaux, relations entre les individus… Force est de constater que l’écho se fait toujours très fort dans le cloître des Célestins.
Il faut dire que l’approche scénique de la chorégraphe nous met déjà dans un état de réflexion inévitable. Sur le sol brut du lieu qui sert de plateau et sous la seule lueur du ciel qui, en fin de journée, se dissipe au fil de la pièce, Keersmaeker fait le choix de mettre l’humain face à lui-même, sans autre forme d’artifice. Le public est uniquement confronté aux interprètes (danseurs et danseuses, musiciens et chanteuse), jusqu’à la tombée de la nuit où se confondent les corps, les imposants murs de pierre et les platanes qui habitent déjà la cour.
Dans cet espace du spectacle, duquel la représentation semble s’être évaporée, c’est avec des éléments concrets qu’il faut apprendre à évoluer. Avec la terre d’abord humide qui se marque de notre passage, puis qui s’assèche jusqu’à laisser des traces sur les corps et les vêtements. Avec le vent qui, par rafales, fait bruisser les feuilles au-dessus de nous et donne à la pièce une dimension sublimement dramatique. Avec les vols chantés des oiseaux qui traversent le ciel de la ville. Avec les corps, enfin, qui s’attirent ou se repoussent et construisent un semblant de métaphore humaine.
Il y a beaucoup à lire dans En Atendant, qui se développe comme une tentative d’avancer vers un objectif pas tout à fait identifiable. Seuls ou en groupe, les interprètes y suivent leurs propres trajectoires, pas toujours dans les lignes du commun, mais dans une dynamique qui dessine peu à peu un portrait multiple des rapports des êtres avec leur environnement, des êtres entre eux, des êtres avec eux-mêmes.
Suivant une chorégraphie précise des gestes et des corps, ils proposent ainsi une traversée de l’humain dans laquelle le silence n’a pas sa place. Là où l’obscurité se fait de plus en plus épaisse et demande un régime d’attention toujours plus important de la part du public, les sons qui accompagnent les mouvements font office de relai. Venus tour à tour des notes de musique, des chants, des frottements des semelles sur le sol ou du souffle volontairement exagéré des interprètes pour couvrir celui du vent, ils contribuent ainsi à l’image d’une population omniprésente qui n’en finit pas d’arpenter le monde et de vouloir s’en emparer dans son entièreté.
Pourtant ce souffle, qui ouvre la pièce et nous poursuit jusqu’à s’épuiser au tout dernier instant, finira par s’éteindre tout à fait. Combien de temps, combien d’efforts, combien d’obstacles aura-t-il fallu pour en arriver à ce calme soudain, comme une plénitude enfin trouvée ? Un silence qui ne durera pas, malgré tout, bientôt brisé par les applaudissements nourris qui viennent saluer, à raison, En Atendant et le travail d’Anne Teresa de Keersmaeker.