Claude Viallat : « Je me place dans la situation où je suis obligé d’accepter le résultat quel qu’il soit »

C’est à Nîmes, dans l’atelier de l’artiste, que nous avons rendez-vous pour l’entretien. Comment ne pas se sentir minuscule dans cet espace chargé par l’énergie d’un des artistes les plus importants de son époque ? Pénétrer dans l’atelier de Claude Viallat, c’est plonger dans le cœur même de sa création et accepter d’être submergé par sa poésie. C’est ici que naît la forme et que la couleur se transforme... Qu’il est intimidant de plonger dans cette intimité... Durant cet échange, Claude Viallat s’est montré sensible, ouvert, généreux... à l’image de ses créations foisonnantes.

Thibault Loucheux-Legendre  - Rédacteur en chef / Critique d'art
16 mn de lecture
Claude Viallat dans son atelier - Photo : Thibault Loucheux-Legendre / Snobinart

Claude Viallat est une légende. Tout d’abord une légende de l’art contemporain, figurant parmi les fondateurs du dernier mouvement d’avant-garde français, le Supports/Surfaces, et engageant ainsi une rupture radicale avec l’art traditionnel.

Il est également une légende de l’abstraction en France, lui qui inventa cette forme quelconque qui n’est pas figurative, pas représentative, pas décorative, pas géométrique, pas symbolique et qui détient toutes les qualités. Cette forme devenue obsessionnelle pour son créateur et fascinante pour ses admirateurs, qui se répète continuellement sur ses toiles et que certains définissent comme « cellule », « haricot » ou « osselet »… peut être des « globules » comme le témoignage du flux de sa production artistique et la grande vitalité de son travail. Légende nîmoise aussi, lui qui est né dans la cité des Antonins en 1936 avant de la quitter, puis de revenir en tant que professeur et directeur des Beaux-Arts. Claude Viallat a beaucoup donné à la ville, sublimant sa culture en peignant des scènes de tauromachie et en offrant de nombreuses pièces au Musée des cultures taurines qui porte désormais son nom et celui de son épouse.

Le jeudi 26 octobre 2023, les Nîmois sont venus nombreux pour rendre hommage à leur légende à l’occasion du vernissage de l’exposition Claude Viallat, et pourtant si. Les œuvres récentes de l’artiste investissaient l’ensemble des salles d’exposition de Carré d’art. Une mise en lumière comme un feu d’artifice de couleur pour célébrer celui qui a tant apporté pour l’art et pour la cité. Dans le même temps, les peintures de tauromachie de Claude Viallat investissent les cimaises du Musée Auguste Chabaud (l’un des peintres qui l’ont le plus inspiré) jusqu’au 12 mai à Graveson. Enfin, l’artiste prépare une exposition à New-York avec une installation de larges bâches colorées réalisées entre 1970 et nos jours. Ces œuvres occuperont l’espace de Chelsea de la Galerie Templon à découvrir du 14 mars au 27 avril.

Pouvez-vous nous raconter vos débuts ? Comment êtes-vous venu à l’art ?

D’une manière un peu surprenante parce que j’ai loupé mon bac et j’ai eu une dépression nerveuse après… J’ai essayé de savoir où je pouvais aller. Endéfinitive, je suis allé aux Beaux-Arts de Montpellier pour rentrer comme commis d’architecte. Lorsque je suis arrivé, la rentrée avait déjà été faite et je suis allé dans le bureau du secrétaire pour me faire inscrire. Les cours de commis d’architecte étaient des cours qui avaient lieu de 18 heures à 21 heures. Il me fallait donc avoir une chambre à Montpellier, ce qui ne plaisait pas trop à mes parents. J’ai alors demandé si je pouvais suivre les cours des Beaux- Arts. On m’a répondu que oui mais que c’était beaucoup de travail avec des horaires quotidiens de 8 heures à 18 heures. J’ai répondu que ça m’était égal et le secrétaire m’a inscrit avant de me demander si je voulais faire de la peinture parce qu’il y avait un concours pour l’atelier de peinture qui était en train de se passer et qui avait commencé la veille. Il m’a dit que je pouvais le tenter mais que je serai défavorisé par rapport aux autres parce qu’ils planchaient depuis déjà une journée. C’était un concours interne à l’école dans lequel il y avait les 1er année, 2e année, 3e année et 4e année qui participaient pour rentrer dans l’atelier de peinture dont le directeur était Camille Descossy. On m’a prêté un carton à dessin, une feuille Canson, un fusain et j’ai commencé à dessiner le buste de César Borgia. Donc j’ai dessiné jusqu’à 18 heures le soir, je continuais à dessiner, j’étais à peu près seul dans l’école mais on m’a dit que c’était fini et qu’il fallait que je rende le dessin. Le jugement s’est fait immédiatement. Mon père m’attendait depuis le matin et finalement j’ai été pris dans les cinq personnes qui pouvaient monter dans l’atelier mais avec une condition : comme je n’avais jamais dessiné, il fallait que je puisse travailler le dessin pendant un an avant de pratiquer la peinture dans l’atelier l’année suivante. Ca m’allait, donc j’ai passé ma première année à dessiner et ensuite j’ai fait de la peinture. Entre temps, j’ai fait de la céramique, mais j’avais eu un problème au poignet en jouant au football, un os qui s’était fêlé et j’ai été opéré.


Vous êtes l’un des membres fondateurs du mouvement Supports/Surfaces…

Avec Patrick Saytour et Daniel Dezeuze oui.

Est-ce que vous pouvez nous parler de la naissance de ce mouvement ?

Vous savez, il n’y avait pas grand monde qui s’intéressait à notre travail à l’époque et on faisait des expositions un peu là où on pouvait… dans la nature… dans des salles… et à chaque fois que nous exposions ensemble avec Dezeuze et Saytour on se rendait compte qu’il y avait un parallélisme dans notre travail. Nous avons commencé à réfléchir à ça, puis Dezeuze travaillait le châssis sans toile, mois je travaillais la toile sans châssis et Saytour travaillait le quadrillage, c’est-à-dire la toile pliée, l’image du châssis sur la toile… Donc à partir de là, nous avons eu l’opportunité de faire une exposition à l’A.R.C. avec Marc Devade, André Valensi et Vincent Bioulès. Nous avons fait l’exposition sous le titre Supports/Surfaces.

Si vous le voulez bien j’aimerais que nous parlions de cette forme que vous avez créée, qui se répète beaucoup dans votre œuvre depuis des décennies. Pour certains c’est un haricot, pour d’autres un osselet… Pour moi qui ai vécu à Nîmes, elle était déjà présente avant que je m’intéresse à l’art, elle faisait partie intégrante de la culture de la ville… 

C’est une forme comme n’importe quelle autre. Elle est tout ce qu’on veut et tout ce à quoi on ne pense pas. C’est une forme qui a été obtenue alors que j’avais dessiné une forme sur une plaque de mousse polyuréthane. Je voulais une forme quelconque et j’avais dessiné sur une plaque de mousse d’emballage et à un moment donné j’ai pressé cette forme plusieurs fois sur une toile blanche. Le résultat était intéressant et j’ai voulu nettoyer la forme. Je l’ai mis sous le robinet et elle crachait la peinture noire. En définitive je l’ai mise dans un seau avec de la javel en la laissant toute une nuit. Le lendemain matin je l’ai retirée du seau et elle est partie en morceaux. C’est le plus gros morceau qui est celui que j’utilise. Au départ elle était quelconque mais je l’avais dessinée. Par la suite, c’est une forme qui s’était délitée et qui est devenue ce qu’elle est maintenant. Tout ça est approximatif.

Claude Viallat dans son atelier à Nîmes – Photo : Thibault Loucheux-Legendre / Snobinart

On parle souvent de « haricots », ou d’« osselets »… moi j’y vois plutôt des globules en référence à la grande vitalité de votre travail…

Chacun projette ce qu’il veut. On m’a parlé d’une langue aussi… On m’a parlé de beaucoup de choses. Mais voilà, c’est une forme quelconque. Les seuls intérêts qu’elle a c’est qu’elle n’est pas figurative, elle n’est pas représentative, elle n’est pas vraiment décorative, elle n’est pas géométrique et elle n’est pas symbolique. Elle a toutes les qualités.

Vous développez une œuvre foisonnante. La couleur détient une place capitale. Quelle est sa place dans votre travail ? Comment choisissez- vous les couleurs ?

Pour moi la couleur c’est un marquant. C’est essentiellement un marquant. Je travaille sur des toiles qui ne sont pas tendues et qui sont posées au sol. Ce sont des tissus, toutes sortes de tissus. Ça peut être des velours côtelés, des velours à fleurs, des tissus à fleurs, des bâches, des tissus de parasols… ça peut être n’importe quoi, des tissus de couleurs, des tissus blancs… Et c’est surtout la manière dont le support prend la couleur et la restitue… c’est surtout ça qui fait que ce n’est pas prévisible.

Au premier coup d’œil, celui qui regarde pourrait voir dans le côté répétitif de la forme une sorte de prévisibilité dans votre travail, alors que c’est le contraire. Que ce soit cette forme où les couleurs, elles naissent avec une certaine autonomie.

Je me place dans la situation où je suis obligé d’accepter le résultat quel qu’il soit. À part ça, ma technique est tout à fait académique. Je travaille avec des pochoirs, c’est-à-dire avec des chablons, des pinceaux et de la couleur qui est soit fluide, soit liquide… à chaque fois la réaction du tissu à la couleur est différente. Il la reçoit d’une manière différente, il la distribue d’une manière différente. C’est-à-dire que je ne suis jamais maître du résultat. Tout vient de la pratique… Je travaille aussi sur un plastique, ma toile est posée sur un plastique. La couleur, si elle est fluide, traverse la toile et vient se répandre sur le plastique et revient sur la toile, ce qui peut modifier complètement le résultat.

Vous avez été professeur avec un rapport de transmission. Quels ont été les artistes qui ont compté pour vous ? Quels sont les maîtres que vous comptez parmi vos influences ?

Vous savez les influences… Il y a beaucoup de monde qui influence. Pollock forcément parce que je travaille au sol. Je pensais travailler comme Pollock, or je me suis aperçu que c’était faux. Parce que Pollock travaille du bord, sur la toile qui est tendue. Moi je suis sur la toile. En travaillant au sol, je travaille sur les quatre côtés, donc il n’y a pas de ligne d’horizon. Je peux décider de travailler un haut et un bas, mais il n’y a pas de ligne d’horizon. Au niveau des influences, il y a Picasso bien sûr, Matisse et Chabaud.

Photo : Thibault Loucheux / Snobinart

En parlant de Chabaud, vous exposez actuellement au Musée Chabaud à Graveson jusqu’au 2 mai. Est-ce que vous pouvez nous parler de cette exposition ?

Oui, au Musée Chabaud à Graveson… C’est une exposition de tauromachie. La tauromachie, c’est une pratique qui est parallèle à mon travail, mais qui se fait sur table. Pour cela, je travaille de la manière dont j’ai appris à travailler. C’est un travail que je fais de manière extrêmement simple et immédiate, mais c’est un travail représentatif.

Quand on parle de tauromachie, on pense forcément à Nîmes, on a l’impression qu’il y a un élan pour l’art contemporain…

Écoutez, je voudrais que ce soit vrai.

Il y a de belles initiatives avec la Contemporaine de Nîmes, première triennale qui va se lancer. Quelques galeries ouvrent… Comment percevez-vous cet élan ? Vous êtes méfiant ? Enthousiaste ?

Oui, il y a quelque chose qui s’amorce, on va voir… J’attends de voir si la municipalité fait beaucoup d’efforts, mais les acteurs sont en place.

Il y a eu une très belle exposition à Carré d’art Claude Viallat, et pourtant si avec vos œuvres récentes qui ont investi tout l’espace du musée. Comment cette exposition, dans votre ville, se place dans votre carrière artistique ? Il y avait un monde incroyable au vernissage…

Je crois que la ville l’a très bien reçue. Cette exposition à Carré d’art me fait très plaisir, extrêmement plaisir. C’est une exposition que le maire a voulu. Il m’a donné le Carré d’art, du moins toute la partie haute de Carré d’art. Mais ce n’était pas la prévision du conservateur… Ce qu’il y a c’est que l’exposition a fermé en partie et ce qu’il restait n’avait plus grand sens… Donc l’exposition ne s’est pas faite facilement… Les toiles qui sont exposées ont été réalisées après l’exposition rétrospective au Musée Fabre de Montpellier, c’est-à-dire depuis 2015. À part peut-être quelques pièces qui sont plus anciennes avec deux hommages à Paco Ibáñez, qui sont parmi les plus grandes toiles de l’exposition, et quelques pièces de tauromachie qui sont un peu plus anciennes. À part ça, tout le reste est du travail après Montpellier. J’ai également eu une exposition à Saint-Étienne à la Galerie Ceysson & Bénétière en début d’année où il y avait des toiles qui ont été réservées pour Carré d’art mais qui n’ont pas été exposées. C’est une grosse exposition.

Vous avez une exposition prévue à la Galerie Templon à New-York. Vous investissez l’espace de Chelsea avec une installation de bâches colorées jusqu’au 27 avril…

Oui, j’ai exposé dans la Galerie Templon à Paris en fin d’année dernière et il va y avoir cette exposition à New-York avec des pièces qui sont à la fois des pièces anciennes et des pièces récentes qui sont faites soit avant le vernissage à Carré d’art, soit après le vernissage.

Vous ne vous arrêtez jamais…

Non. De toute façon je ne fais pas d’exposition si je n’ai pas la ressource, si mon travail n’est pas déjà ailleurs… J’essaye d’être toujours dans un déplacement du travail.

Thibault Loucheux-Legendre

Après avoir étudié l'histoire et le cinéma, Thibault Loucheux-Legendre a travaillé au sein de différentes rédactions avant de lancer Snobinart et de se spécialiser dans la critique d'art contemporain. Il est également l'auteur de plusieurs romans.

Également dans : Snobinart N°17
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Par Thibault Loucheux-Legendre Rédacteur en chef / Critique d'art
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