Littérature… ou témoignage ?

La littérature serait-elle en voie de changement ? Après l’autofiction des années 2000, après le mélange de biographie et d’autobiographie des années 2010, un nouveau mouvement s’impose dans les années 2020 : celui du témoignage littéraire.

Rédaction Snobinart
8 mn de lecture

Il suffit d’observer les meilleures ventes de ces dernières années. Que ce soient Le Consentement de Vanessa Springora (2020, éditions Grasset, Grand Prix des lectrices de Elle, prix Jean-Jacques Rousseau de l’autobiographie) ou La Familia Grande de Camille Kouchner (2021, éditions du Seuil), il s’agit dans chaque cas de témoignages qui, s’ils auraient pu être classés comme « documents », ont été rangés – évidemment pour l’esthétisme de leurs langues, mais aussi en grande partie parce que les ventes y sont supérieures – en « littérature ».

L’année 2023 ne déroge pas à cette règle, et les deux coups de cœur médiatiques de la rentrée littéraire le prouvent. Triste Tigre (éditions P.O.L) traite de l’inceste que son autrice, Neige Sinno, a subi pendant sept ans. La Prochaine fois que tu mordras la poussière (éditions Stock) raconte les difficultés intimes qu’implique le devenir homosexuel de son auteur, Panayotis Pascot. Moins encensé, d’une grande qualité pourtant, La Bague au doigt d’Eva Ionesco (Robert Laffont, sélectionné pour le prix de Flore) décrit la descente aux enfers conjugale que son autrice a vécue, celle-là même qui l’a menée à sa condamnation pour violences contre son ex-mari, Simon Liberati.

Réduction de la fiction, prédominance de l’intime : à l’heure où se multiplie le nombre de livres écrits avec ChatGPT dans les boutiques d’ebooks, à l’heure où les plateformes de streaming monopolisent le goût pour les narrations à la troisième personne, les voix aujourd’hui célébrées en librairies sont précisément celles que nul ordinateur ne parvient à remplacer. Ce sont des voix de vrais hommes, de vraies femmes. Des voix qui portent des rêves, des failles. Des contradictions à la première personne. Bref, de vraies voix de vrais êtres humains, vraiment humains.

Triste Tigre, Neige Sinno (P.O.L)

Si, depuis quelques années, il y a l’annuel témoignage de viol comme il y a l’annuel Amélie Nothomb (qui d’ailleurs, dans son dernier livre, relate le sien de viol), Triste Tigre se différencie très vite de ceux qui le précèdent. L’intelligence du discours, l’ambition du contraste, la finesse de l’écriture font de ce témoignage une œuvre littéraire – et de cette œuvre littéraire une œuvre à part. Il suffit d’en lire la première phrase : « Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant est ce qui se passe dans la tête du bourreau ». Stop. Arrêtons-nous là un instant. Vous en connaissez beaucoup, vous, des romans qui commencent par une conjonction de coordination ? Vous en connaissez beaucoup des témoignages qui se préoccupent, et ce dès le départ, et ce tout du long, à « ce qui se passe dans la tête du bourreau » ? Et pourtant, là où le livre est dur parfois, indocile souvent, il est toujours juste et ne manque jamais de courage. C’est le livre d’un cœur qui continue de (se) battre. L’humour y trouve sa place ; l’acuité n’y perd pas la sienne.


La Prochaine fois que tu mordras la poussière, Panayotis Pascot (Stock)

Il y a un an sortait sur Netflix son premier one-man- show, Presque. Il y a quelques mois paraissait en librairie son premier roman, La prochaine fois que tu mordras la poussière. Dans quelques temps se verra sur Canal+ sa première série, Enterrement de vie de garçon, qu’il coréalise, coécrit, dans laquelle il joue un des rôles principaux. À 25 ans, Panayotis Pascot n’est déjà plus le chroniqueur du Petit Journal ou de Quotidien qu’on connaissait, mais une figure importante, en voie d’importance, de la culture française. Et son premier roman, avec ses 70 000 exemplaires vendus en cinqsemaines, sa reproduction intégrale dans la vitrine de la Librairie de Paris (XVIIe arrondissement de Paris) et sa lecture par l’auteur de divers extraits au Théâtre Antoine (Xe arrondissement de Paris), en est la preuve. Alors certes, le livre s’ouvre sur une lamentation un peu trop personnelle pour être universelle, un peu trop sincère pour n’être pas banale. Alors certes, la suite est décousue, pleine d’imperfections, sans structure véritable. Mais il faut passer le premier chapitre. Et dès lors cette voix, ces mots, ces images vous prennent par la main pour vous emmener dans une autre vie, dans une vérité d’homme qui aurait aimé être un autre homme, qui aurait aimé ne pas aimer les autres hommes, et être un peu moins dépressif, et avoir un père un peu moins sur le point de mourir. « Six ans plus tard je comprendrais que la dépression s’immisce grâce à cette pensée. À quoi ça sert de faire mon lit, je vais le défaire ce soir ? Si on laisse cette pensée gagner on est foutu, c’est l’essence même de la vie de faire pour défaire. Après c’est pourquoi voir mes amis, je pourrais les voir plus tard, pourquoi manger je vais chier, pourquoi tomber amoureux un de ces quatre on va rompre. Je n’avais que dix-huit ans, putain. » Panayotis Pascot vous conte ses grands moments comme ses passages à vide. Et il vous les conte dans son écriture bien à lui, rien qu’à lui, à la fois crue et douce.

La Bague au doigt, Eva Ionesco (Robert Laffont)

Comment un homme amoureux peut-il passer de : « Je me suis souvenu ce matin avec bonheur de ce que tu m’as dit hier soir au téléphone », à : « Écoute, Eva, je me sens tellement mieux sans toi, c’est dingue en fait, je me suis aperçu que c’est à cause de toi que je vais mal » ? Comment une femme amoureuse peut-elle passer de : « Plus tard, dans le patio aux cactus gris, le bruit de tes pages tournées, mêlées aux miennes, scanda si agréablement le rythme de la soirée », à : « Ma main gauche sans son alliance et la droite qui une heure plus tôt tenait le couteau à pain, toutes deux sur mes yeux inondés de larmes » ? C’est ce qu’Eva Ionesco nous montre dans son troisième roman. À la manière du film Mon Roi de Maïwenn (2015), La Bague au doigt raconte, étape par étape, chapitre par chapitre, l’emprise psychologique d’un homme sur une femme, de leur rencontre à leur séparation, avec ses joies et ses peines, beaucoup ses joies, surtout ses peines. Ceci dit, contrairement au film Mon Roi, la relation présentée ici se veut (même si elle l’est toujours un peu) moins manichéenne, et d’autant plus tourmentée ; dans ce couple-là, chacun est victime, tout le monde est bourreau. C’est le témoignage de deux personnalités autodestructrices qui – coïncidence ? – s’autodétruisent une fois mariées. Sans se fondre dans l’écriture introspective propre au journal intime, comme c’est le cas avec la plupart des témoignages littéraires, comme c’est le cas par exemple avec les deux romans précédemment cités, Eva Ionesco propose ici une écriture rapide, cinématographique, remplie de dialogues. Ça fuse, ça n’arrête pas de fuser. C’est du show not tell pour un show must go on. C’est La Bague au doigt d’Eva Ionesco.

Ulysse Terrasson

Rédaction Snobinart

Également dans : Snobinart N°15
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