Geslin, Maillet et Molinier à l’épreuve des corps avec « Mes jambes »

Dans une démarche qui tient autant de l’objet artistique que de la performance des corps, Bruno Geslin propose une reprise, comme un rendez-vous à échéance fixe, de Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée…. Avec la même équipe qu’à l’origine, il monte ainsi le même spectacle inspiré de la vie et du travail de Pierre Molinier, photographe fétichiste assumé disparu en 1976.

Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture Théâtre des 13 vents
6 mn de lecture
© Jean-Louis Fernandez

La salle est baignée dans une lumière d’un rouge brûlant. Sur un écran au centre du plateau, des images comme des ronds de fumée accompagnent dans un mouvement presque psychédélique une voix déformée qui veut nous plonger dans un état d’hypnose, de transe, de laisser aller. Déjà on nous instigue à prendre conscience de notre corps, des rêves et des fantasmes qu’il engendre. Dans la pénombre qui se fait peu à peu, on devine à peine quelques paravents marqués par leur temps, comme les tapis qui sont disséminés au sol.

Lumière. Molinier apparaît sous les traits de Pierre Maillet qui traverse la scène d’un paravent à l’autre, comme dans un vieux vaudeville, les talons recouvrant ses pieds et ses jambes voilées de bas qui remontent jusqu’aux cuisses. Pas un mot n’a encore été dit véritablement, on perçoit un rire par-dessus la musique, un rire si caractéristique qui reviendra comme un leitmotiv tout au long de la pièce. Pas un mot n’a été dit, pourtant tout le personnage est déjà là.

Il faut dire que Pierre Maillet nous sert une performance de haut vol. Il s’empare des mots de Molinier et nous les restitue avec un tel naturel, une telle sincérité, qu’il devient rapidement difficile de distinguer l’un de l’autre. Le moindre rire, la moindre toux du photographe malade, rien n’est laissé au hasard et pourtant rien ne semble écrit. Au-delà du travail de l’artiste, c’est ainsi tout l’intérêt et le respect de l’homme pour son sujet que l’on voit surgir.

Car cette expérience théâtrale va bien plus loin qu’une simple série de représentations. Créée pour la première fois en 2004, la pièce est reprise cette saison pour la troisième fois, après une recréation en 2013. L’occasion est belle pour Bruno Geslin, Pierre Maillet, Élise Vigier et Jean-François Auguste de travailler à nouveau ensemble autour de ce spectacle. On sent d’ailleurs tout le plaisir de jouer, la complicité des comédiens qui s’échange au travers de regards et de sourires, autant que l’extraordinaire décomplexion, marqueur d’une grande humilité, avec laquelle ils évoluent.


Mais cette récurrence donne aussi et surtout un sens profond aux propos de Molinier, à son rapport au corps et à son vieillissement. Rien, si ce n’est les corps et les costumes (conçus pour la version 2022 par Hanna Sjödin), n’a changé depuis le spectacle originel. Une nouvelle lecture se dévoile à chaque époque, ainsi la forme se mêle au fond dans une sublime dévotion artistique.

Et ces propos, que deviennent-ils cinquante ans après les entretiens qui ont servi de matière à cette création ? Il en ressort une distance épatante, en dépit d’une absence totale de complexes et de tabous. On y aborde même, bien avant l’heure, la déstructuration des genres et le droit à la tolérance. Ces propos et la manière dont ils sont traités ici mettent en lumière toute la démarche artistique et personnelle du photographe. Nommer les choses par des termes parfois crus n’implique pas nécessairement une vulgarité ou une volonté de choquer.

« Parce que c’est ce que la société considère de plus malsain »

La mise en scène de Bruno Geslin s’avère particulièrement intelligente en ce sens. Le vocabulaire décomplexé de Molinier s’équilibre avec une scénographie de la suggestion. On sait le goût du metteur en scène pour les images précises et envoûtantes qu’il crée au plateau. Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée… n’y échappe pas. Avec une exigence qui ne se ressent que par le résultat soigné qu’il propose, le metteur en scène nous embarque dans un univers percutant, sensuel et pudique, produit par l’entrelacement des lumières, des ombres et des images, qui se complètent et subliment la création sonore de Teddy Degouys.

Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée… est un concentré de désir. La séduction y passe autant par le rire, irrésistiblement provoqué par les anecdotes de Molinier dans la voix de Maillet, que par les tableaux muets qui viennent ponctuer le texte. On se laisse enfin surprendre par une grande tendresse. Celle que l’on peut ressentir pour un homme qui, malgré son entourage peuplé de ses « créatures », nous laisse une certaine image de solitude. Celle que l’on peut ressentir pour un homme qui ne s’inquiète de son suicide que par la réaction que ce geste provoquera à son chat.

Pierre Molinier s’est donné la mort à 75 ans. L’équipe artistique, elle, compte bien recréer le spectacle tous les dix ans jusqu’à ce que Pierre Maillet atteigne le même âge. Et si nous nous languissons déjà de voir comment la pièce évoluera dans ses prochaines versions, nous vous conseillons vivement d’en découvrir au moins la version actuelle !

Peter Avondo

Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse.
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