Asseyez-vous dans votre fauteuil, mais soyez au fait que vous ne prenez pas place dans une salle de théâtre. Les femmes qui habitent ici vous regarderont avec curiosité et malice, vous les visiteurs d’un soir qui venez arpenter leur espace quotidien, celui qu’elles ont choisi pour évoluer loin du monde. Ici, les Gogoles – toute ressemblance avec un auteur russe serait purement fortuite – ont bâti leur propre société, dans laquelle les codes que vous connaissez se sont effacés. Ici le poétique a remplacé la politique, tout y est affaire de sensible plutôt que de sensé. Ainsi ces femmes ont-elles créé leur propre microcosme, elles sont devenues le système dans lequel elles s’épanouissent et se transforment.
Pour leur nouvelle création conjointe, Marion Aubert et Marion Guerrero s’aventurent en terre inconnue. À la croisée de l’allégorie contemplative et de l’art brut, elles conçoivent avec Mues une forme qui invite à se laisser porter au gré des images, des sons et des ressentis. Au fil des scènes qui s’entremêlent les unes aux autres, un récit se construit pourtant. Marie débarque presque par hasard dans cette communauté qui suit ses propres règles. La plus importante de toutes ? Ne surtout pas dépasser les lignes quand on peint. Dans cette ancienne magnanerie où l’on élevait les vers à soie, Marie va à son tour suivre la voie tracée par chacune de ses nouvelles camarades avant elle : un chemin… vers soi. Entre quête personnelle et expérience de transe, Marie va peu à peu se métamorphoser, revenir à l’essentiel, quoiqu’il signifie pour elle.
Car il s’agit bien, dans Mues, de traverser un certain état, de se laisser happer par ce groupe de femmes qui n’a cure de ce que l’on peut penser d’elles et de l’endroit qu’elles habitent. Dans sa scénographie, Marion Guerrero imagine un décor qui se construit comme le texte qu’elle met en scène. Au plateau, elle amalgame des espaces bien distincts qui se lient les uns aux autres avec une belle lisibilité, quand la plume de Marion Aubert se compose et se décompose avec fluidité entre logorrhées et phrases suspendues. Il faut dire que dans cet assemblage, l’énergie et l’écoute mutuelle des sept comédiennes concourent à créer un équilibre permanent qui accompagne aisément le public au-delà du propos même, lequel fait précisément sens sous leur interprétation et leur dynamique de troupe.
Au travers de cette création, la compagnie Tire pas la Nappe n’opte pas pour la facilité, loin s’en faut. Les inspirations de l’art brut – dans l’écriture comme dans l’esthétique – pourraient imposer au premier abord une certaine distance entre la salle et le plateau, au même titre que les envolées mystiques – et sciemment allumées – qui ponctuent la représentation. Pour autant, Marion Guerrero s’empare de cet étrange objet avec beaucoup pertinence, menant cette pièce à l’image – sublime – qui l’introduit : celle d’un chœur de femmes en harmonie. En assumant pleinement un univers aussi libre qu’improbable, Mues se transforme sous les yeux des spectateurs en un objet théâtral rare et joyeux… À découvrir !