Jumelles autour du cou en attendant que le rideau s’ouvre, difficile de prévoir à quoi la compagnie Deraïdenz nous convie en présentant sa nouvelle création, Le Dernier Jour de Pierre. Ce que l’on sait, c’est que la conception de ce spectacle de marionnettes a nécessité plusieurs années de travail, et que la fierté est perceptible sur le visage de Baptiste Zsilina qui en est à l’origine. C’est dans cet état d’incertitude, avec cette volonté de ne pas trop en dire sinon d’avertir de l’existence d’images peu recommandables à un public sensible, qu’apparaît le castelet – aussi imposant par sa taille que par la finesse de sa conception –, qui servira d’espace de jeu à cette représentation de l’inattendu.
Derrière, on le comprend bien vite, une machinerie complexe et minutieuse se met en marche. Les décors se succèdent et rivalisent d’ingéniosité dans une esthétique poussée dans les moindres détails. Si la conception des marionnettes – animées par d’innombrables fils qui suggèrent la difficulté de leur manipulation – est déjà fascinante et empreinte d’une identité très marquée, l’attention portée aux petits riens invite à une découverte infinie. Chutes de neige, cheminées fumantes ou cigarette à l’extrémité rougeoyante, les images muettes qui nous sont présentées ici s’enchaînent avec beaucoup de poésie, dans un émerveillement renouvelé.
Là se situe par ailleurs toute la finesse de l’écriture. Pas un seul mot audible n’est prononcé durant l’heure que dure Le Dernier Jour de Pierre, pourtant le récit de ce voyage se lit avec une fluidité évidente, le travail plastique et sonore nous guidant vers une approche du sensationnel. Car il y a bel et bien une raison à ce que cette pièce soit destinée à un public averti. Peu après nous avoir immergés dans son petit monde poétique conçu comme un film contemplatif, Baptiste Zsilina glisse soudainement vers un registre bien différent, ponctué d’angoisses et de frayeurs.
S’extirpant du castelet pour envahir l’avant-scène et jouer des perspectives – jeu dont on se délectait déjà au sein même du petit théâtre de bois –, les marionnettistes s’adonnent désormais à créer de nouvelles images, de nouvelles sensations. Exit la poésie contemplative, qui laisse place avec une certaine puissance à des visions cauchemardesques qui s’évanouissent aussitôt, non sans ancrer dans l’esprit du public des échos rémanents qui modulent la lecture des scènes pourtant plus apaisées qui se jouent encore par la suite. Alternant entre ces deux univers, Le Dernier Jour de Pierre promène les spectateurs dans une dualité complexe et complémentaire qui, comme les mauvais rêves, se ressent à défaut de s’expliquer.
Alimentant ses effets des codes cinématographiques de l’épouvante, augmentés des sensations provoquées par le spectacle vivant et modelés notamment grâce aux lumières précises et pertinentes de Loris Lallouette, la compagnie Deraïdenz conçoit un objet rare et magnétique. Sans jamais perdre de vue la trame de sa narration – qui met son personnage principal en proie à ses angoisses et face à ses tentatives de s’en extraire –, Baptiste Zsilina donne vie à son petit théâtre d’horreur avec force et finesse, canalisant dans Le Dernier Jour de Pierre des appréhensions universelles face à notre conscience de la mort… Une expérience à vivre tant qu’il est encore temps !