Christian Rizzo et « miramar », ce que la mer a d’invisible

Doit-on voir les choses pour qu’elles existent ? Ce que l’on ne voit pas agit-il sur nous, malgré nous, par nous ? Alors que nous sortons de la salle qui accueillait miramar de Christian Rizzo, les questions fusent et se suspendent. Pour ce troisième volet de sa recherche sur l’invisible, le chorégraphe signe une pièce qui pousse à l’imaginaire, au travers d’une écriture multiple et d’un dispositif scénographique épatant.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture Montpellier Danse
6 mn de lecture

Tout commence par une ligne de lumière, impalpable et intangible, qui déjà s’éloigne vers le fond du plateau tandis qu’une interprète encore solitaire tente de s’en approcher. En vain. Ainsi se veut la nature même de l’horizon, à la fois proche et distante, à portée de main et inaccessible, perceptible et invisible. Les opposés s’harmonisent alors même que les enceintes sont encore silencieuses. La puissante lumière montre en négatif toute l’obscurité et la profondeur d’un lointain qu’on ne peut qu’imaginer.

De ligne, l’horizon devient diffus, jouant sur ce que l’on voit et ce que l’on peut voir. Grâce à un système de robotisation innovant, qui reproduit tantôt le balayage des nuages devant le feu du soleil, tantôt le flux et le reflux infini des vagues qui s’échouent sur le sable, Rizzo instigue une sorte de mouvement perpétuel, dans les cintres comme au plateau. Dans nos oreilles enfin s’insinue peu à peu le bruit mêlé du ressac et des nappes électro, lui aussi ininterrompu. Dans un univers en trois dimensions, le chorégraphe nous plonge avec son interprète qui développe son propre mouvement.

Ce plafond robotisé, associé à la sombreur du son, prend des airs menaçants. Immobile, planant au-dessus de Vania Vaneau comme une chape qui pourrait l’écraser à tout moment, il l’accompagne pourtant avec discrétion et légèreté dans ses mouvements. L’interprète donne alors un solo entre l’appel et la crainte, entre le désir et le repli, dans une ambivalence qui caractérise toute l’essence de cette pièce. Pour l’heure, seul son corps habite le plateau d’une présence humaine.

Puis dix silhouettes se découpent dans la pénombre avant de traverser l’immense surface noire de la scène, comme un rêve aussitôt oublié. Mais la mer finit toujours par ramener à la terre ce qui lui appartient. miramar prend alors une autre dimension, celle d’une lecture au moins multiple, sinon commune. Des couples, des groupes et des solitudes se forment, tel un ersatz de l’humain dans sa grande diversité, prenant part à un mouvement infini, désolidarisé de son environnement, où chacun se fait acteur ou spectateur, de sa propre dynamique ou de celle des autres.

Là, les lumières robotisées offrent une nouvelle perspective, une ouverture sur un champ bien plus vaste. Par une habile construction scénographique, Rizzo et son équipe jouent désormais avec les reflets et les ombres. Pour chaque interprète, ce sont autant de silhouettes qui leur répondent, créant l’image en négatif de quelque chose qui se joue, ici ou ailleurs, plus loin ou plus près, et faisant de cet horizon le vecteur de ce qu’on ne voit pas, de ce qu’on ne voit plus, de ce qu’on ne verra jamais.

La chorégraphie des corps, aussi, se confronte et se complète. miramar n’est pas de ces spectacles que l’on regarde en suivant des yeux l’interprète en mouvement. Le tableau est bien plus large. Les images d’attente, très fortes, y jouent un rôle primordial et confèrent à l’ensemble toute sa puissance. Plutôt que d’opposer la soliste au groupe dans un attendu 1 contre 10, le chorégraphe pose sa propre équation et suggère 1 égal 10.

Mais quel que soit le résultat, qu’y a-t-il après nous ? Il y a ce que l’on voit et ce que l’on croit, ce que l’on fait et ce qu’on en perçoit. Il y a pourtant bien eu quelque chose. Ce sol que l’on voyait si vierge, si noir, s’est peu à peu blanchi des traces laissées par notre passage. Témoin de notre existence, le sillon que l’on a ainsi creusé vient conforter l’authenticité de notre présence en cet instant.

Ces traces ne resteront pas. Un jour quelqu’un ou quelque chose viendra les balayer et effacer, comme un fantasme, ce qui en son temps fut bâti. Un jour d’autres corps viendront oser, regarder, chercher un état entre la réalité et l’illusion. Un jour un signe sera envoyé de quelque part, un « je te vois. » comme une réponse ou comme une supplication, celle de ne plus attendre.

À travers les images et les intentions portées au plateau, il y a finalement ce qui nous distingue et ce qui nous rassemble, comme cet horizon que l’on a tous en commun mais que chacun interprète à sa manière. miramar est une pièce sombre, profonde et viscérale, de celles qui vous invitent à la réflexion, à l’imaginaire, à l’espoir ou aux regrets… C’est à voir, évidemment.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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