Christian Rizzo : « Composer, c’est l’inverse du chaos »

Programmé dans le cadre de la saison 22-23 de Montpellier Danse, Christian Rizzo présente ce printemps sa dernière pièce, miramar, au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O. L’actuel directeur du CCN Montpellier Occitanie, qui chorégraphie jusqu’aux titres de ses spectacles en refusant la majuscule, a accepté de partager avec nous son processus de création. Rencontre avec cet artiste du sensible, de l’invisible et de la sincérité.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
18 mn de lecture

Quelles pensées, quelles émotions sont à l’origine de miramar ?

C’est d’abord la suite d’une trilogie. Quand je commence un travail, je sens très souvent que je suis en train d’ouvrir quelque chose qui est beaucoup plus grand qu’une seule pièce, et je sais d’avance qu’en une pièce je ne vais pas régler les contours de la question, voire même arriver à poser la question clairement (rire). Tout ça a commencé avec une maison (création 2019, ndlr), où j’avais envie de travailler comme à mon habitude sur la question de l’invisible. Mais une fois que j’ai dit ça, je pourrais le dire de toutes les pratiques artistiques. Ce qui m’importait, c’était de voir comment, à partir de la mémoire, on pouvait faire advenir quelque chose qui n’était potentiellement plus là, mais qui faisait pourtant le lien dans une communauté. C’était très lié à la mort de mon père, je voulais lui offrir un espace de jeu pour qu’il soit présent avec nous. S’est enchaîné en son lieu (création 2020, ndlr), comment un corps, après s’être retiré de tout un temps d’exploration dans la nature, revenait au plateau et arrivait à reconstituer un potentiel paysage d’artifice, tout en convoquant les sensations d’une nature qui ne serait potentiellement plus là. Et j’en suis arrivé à miramar, qui est parti d’une chose très simple. Je me dis toujours « j’ai envie de voir la mer », et une fois que j’y suis, je m’aperçois que je regarde d’abord les gens qui regardent la mer, et ça me touche beaucoup. Ça vient d’une déformation, professionnelle ou pas, de regarder la nature par le prisme de la peinture. Et c’est vrai que dans toute l’histoire de la peinture que j’aime, plus particulièrement la peinture romantique allemande – je vais un peu faire tarte à la crème avec Caspar Friedrich –, j’ai toujours été très touché de voir des corps en train de regarder un horizon. Ça m’a bouleversé de m’apercevoir que je conscientisais ça avec beaucoup d’émotion. Ce qui me troublait beaucoup aussi, c’est qu’une fois que je me suis mis dans ce régime d’attention pour observer, je me demande toujours : est-ce que chacun projette une chose personnelle, ou est-ce qu’ils sont tous en train de projeter quelque chose de commun ? Et je suis toujours dans l’histoire de cet enjeu de l’appel à l’invisible. Ces gens tressent un mouvement d’appel qui devient pour moi pratiquement le flux de la mer. Peut-être que la mer a ce pouvoir de faire le lien entre ceux qui regardent du littoral vers l’horizon, et avec le flux et le reflux, comment ces pensées vont avec une attente de retour dans cette énergie, avec la mer comme conducteur entre le littoral et l’invisible. Au moment de la création, on sortait du Covid, de cette situation où il était compliqué de regarder ensemble dans une direction commune, et tout le monde était très enfermé avec sa propre situation. J’ai voulu penser une pièce où spectateurs et performeurs regarderaient dans la même direction, et ne seraient pas pas face à face comme d’habitude, mais qui auraient une seule et même perspective. Ça a été une chose très importante, qui a mis en place une grande partie de l’écriture. Chaque pièce est marquée dans son temps, j’ai l’impression d’écrire des pièces comme un journal. miramar, c’est la pièce de 2022, et j’aime qu’elle soit arrêtée dans le temps de sa création. Je ne reviens pas dessus, c’est une constante. Et je continue à penser que je compose des pièces comme si j’écrivais des lettres à des personnes que je ne connais pas, mais auxquelles je tiens, en espérant que quelqu’un va les lire. C’est ma façon d’avoir un respect immense de ce public que je ne connais pas. Et c’est très bien comme ça, parce que si je le connaissais, peut-être que je lui écrirais directement, ou je serais dans une relation, et quand on connaît les gens, on a envie de leur faire plaisir. Donc on leur envoie ce qu’ils ont envie de recevoir. C’est une chose très étrange d’écrire à quelqu’un qu’on ne connaît pas, mais je pense qu’on dit encore plus de soi en sous-texte.

© Peter Avondo – Snobinart

La saison 21-22 du CCN s’intitulait Horizons. C’est quelque chose qui vous travaille. C’est quoi pour vous, l’horizon ?

Je pense que c’est un miroir qui me permet de voir la distance entre moi et ce que je ne vois pas. Vers l’extérieur, et à l’intérieur par effet miroir. C’est à la fois une limite, mais qui est floue, puisqu’elle s’adapte avec le regard. Ça m’intéresse, parce qu’elle n’est pas tangible, elle est inventée, elle est culturelle, aussi. Cet horizon, c’est la ligne qui partage le visible de l’invisible d’un paysage. Je préfère parfois regarder le paysage par une fenêtre, plutôt que d’être pris dans le paysage. Ça opère un phénomène de cadrage qui fait que, sensiblement ou intellectuellement, je me retrouve au travail de quelque chose, au travail de la pensée. Maintenant, les gens avec qui je travaille là-dessus m’envoient tous des photos d’horizons, j’en ai une collection de dingue (rire) !

En chorégraphiant l’invisible, vous cherchez à rendre concret sur un plateau ce qui est complètement abstrait dans la réalité. Comment ça se réfléchit ?

J’ai eu une façon d’observer le travail que je faisais en regardant non pas les formes qui étaient produites, mais surtout les contre-formes que ça produisait. Depuis maintenant de longues années (rire), je me suis attaché à un aller-retour constant entre les formes produites par la relation d’un corps à l’espace, et comment la contre-forme de tout ça, c’est-à-dire l’espace vide, est constamment travaillé, malaxé, mis en mouvement par cette relation. C’est comme quand on fait un moule. On a une forme qui apparaît, mais pour faire ce moule on a fait une contre-forme. La forme n’existe pas encore, mais elle la contient. C’est à cet endroit que ça se joue « concrètement », même si « concrètement » c’est un peu compliqué (rire). Il y a aussi certains régimes d’attention que je demande aux danseurs, de ne pas être en train de reproduire ce qu’on a écrit, mais de continuer à constamment enquêter sur ce qu’on a écrit dans les relations, dans la spatialité, dans le mouvement. Et je ne travaille qu’avec des ellipses, ça c’est très concret. Quand une situation commence, elle n’arrive jamais à son terme, elle va toujours être entrecoupée par une autre situation, et c’est par cette situation qu’on va trouver la conclusion de la première. Mais entre temps, la deuxième a ouvert une troisième… Donc il y a toujours des trouées narratives qui permettent aussi de faire avancer la dramaturgie.

Il y a les interprètes présents physiquement sur le plateau, et il y a le son et la lumière qui sont travaillés comme des interprètes à part entière. Comment on chorégraphie la technique ?

Je voulais a minima une double voire une triple chorégraphie. Pour la lumière, ça a été un gros boulot. En général, on accroche la lumière, et après on monte et on descend les intensités. Mais quand je suis à l’extérieur, je vois la lumière qui est très mouvante, elle n’est jamais fixe, sauf en cas de grand ciel bleu, qui est un peu ennuyeux pour moi. Même si je suis un fan des monochromes, je n’irai pas chercher le bleu (rire). Mais j’ai travaillé sur une lumière qui serait constamment et physiquement en mouvement, c’est-à-dire des projecteurs qui seraient eux-mêmes chorégraphiés dans l’espace et qui iraient d’un point A à un point B. J’ai imaginé un plafond robotisé, qui fait que la question du mouvement est partagée entre une danse au plateau et une danse au plafond qui est électronique. Il y a toujours cet enjeu qui m’importe, celui du dialogue entre l’organique et le technique. Ils se complètent et inventent une potentialité de narration dans cet espace vide entre les danseurs pris par leur gravité et cette lumière qui est à 7-8 mètres au-dessus d’eux. Il y a une forme à la fois d’indépendance d’écriture, qui était le premier temps du travail, puis une réécriture globale pour trouver ce mouvement ensemble. Idem avec la musique, puisqu’on est parti de la question du flux. On a essayé de traiter une matière sonore qui serait elle-même en mouvement, qui se régénérerait pratiquement de l’intérieur et qui ouvrirait de temps en temps des failles. C’est parti tout simplement d’un son qui est le retour d’une vague dans un creux de rocher, une espèce de sub bass naturelle.

Vous avez parlé de la mer, du soleil… Votre regard a évolué sur ces éléments depuis votre arrivée dans le sud ?

Oui, la lumière ici est très tranchée. Très souvent, il y a la lumière et l’ombre. Et je suis plutôt un partisan du sfumato. Je sens que j’ai dû m’accrocher encore plus, en studio, à aller chercher cet état de lumière entre, que j’avais dans le nord lorsque j’étais à Lille. J’observais, à la fois dans la ville et particulièrement au bord de la mer, des changements de couleurs, où on ne sait plus si c’est le ciel ou la mer qui se sont inversés. La peau est un petit peu plus présente au moment des créations, aussi. C’est beaucoup moins costumé, ou en tout cas les costumes font apparaître la peau. Et je crois que ça a confirmé des choses, des rapports de corps. Dans le sud, il y a quelque chose de plus physique entre les corps. Et pour pouvoir survivre dans une physicalité comme ça, j’ai besoin de la suspendre, ça ouvre un éventail plus large. Après, la mer… je dirais oui et non. Si je suis vraiment honnête, pour moi la mer c’est une mer qui est toujours agitée, donc je suis plus quelqu’un de l’océan (rire). Ce qui m’importe en tout cas, c’est le fait de se projeter de l’autre côté d’une mer, je pense que ça contribue à un moment donné à un imaginaire global qui est au travail. J’ai vécu longtemps au Portugal, et quand j’ai repensé à ces gens qui regardent la mer, j’ai repensé à ces femmes qui attendent les marins en chantant avec l’espoir qu’ils vont revenir. Parce que c’est pas sûr, comme une forme de désir qui peut avoir comme réponse une mélancolie, quelque chose qui n’aura pas lieu, mais qui continue à contenir le désir.

© Peter Avondo – Snobinart

En tant que directeur du CCN, vous laissez une grande place à la découverte, à l’expérimentation, aux rencontres qui vont bien au-delà de la danse à proprement parler. Comment vous définissez la chorégraphie ?

C’est très compliqué pour moi. C’est pour ça que quand je suis arrivé au CCN, j’ai mis un point d’interrogation à « chorégraphie ». Il faut que ce soit un champ expérimental, où on continue de poser la question de jusqu’où on pense qu’un acte, une rencontre, a potentiellement quelque chose de chorégraphique. Je mettrais d’abord le corps au centre, quand il cherche à avoir une relation cohérente avec l’autre. Mais l’autre, ça peut être une personne, un espace, plein de choses. L’Autre avec un « A » gigantesque. À partir du moment où il considère cette quête-là, il essaie de la composer avec une notion d’espace et de temps un peu accrue. Je ne pourrais pas dire plus que ça mais, avec toutes les expériences qu’on a faites depuis 2015, je considère qu’il faut plutôt penser le « champ chorégraphique », que ce soit un adjectif et pas « la chorégraphie ». Il y a de l’art visuel chorégraphique, de la musique chorégraphique, de l’écrit chorégraphique… Bien sûr, la danse est un des matériaux du chorégraphique, mais pour moi les deux ne sont pas liés à tout prix. Je continue à voir des pièces de danse que j’estime très peu chorégraphiques, et des pièces chorégraphiques où finalement la pratique de la danse comme on peut la concevoir est très peu présente. J’ai vu des chorégraphies de choses très automatisées, d’objets, de lumières… Je pense que derrière ça, c’est une question d’un mouvement qui serait composé. C’est une chose à laquelle je crois beaucoup. Assigner le mouvement uniquement au corps ne me paraît pas possible, en tout cas hyper réducteur. Mais dès que je travaille avec de la lumière, du son, d’un coup, en tant qu’être humain, il y a une forme de partage de la question du mouvement, c’est là que ça me touche. Ça veut dire qu’on est soi-même traversé, et donc potentiellement émetteur et récepteur du mouvement constant. Tout le projet du CCN comme j’ai pu le penser en arrivant, c’est par des spectacles, des processus, des pratiques, des rencontres, des expositions… c’est étendre et déplier cet enjeu plutôt que de lui assigner une bonne fois pour toutes un rôle qu’on arriverait à identifier, comme une danse classique, une danse hip hop, une danse folklorique… Tout ça ne m’intéresse absolument pas, parce qu’elles m’intéressent toutes. Ce qui m’intéresse en revanche, c’est cette question de la composition. Composer c’est poser quelque chose où on peut être en communauté. Composer, c’est l’inverse du chaos. J’aime la composition et le vide, mais je n’aime pas du tout le chaos et le néant. C’est une enquête, cet enjeu du chorégraphique. On dit souvent qu’on pose des questions, mais je pense qu’on fait surtout des hypothèses de réponses à une question qu’on ne s’est pas encore très bien posée. J’essaie de me rapprocher au plus près d’une question qu’on arrivera à un moment donné à dire, mais peut-être que le jour où on la pose, c’est qu’on arrête. C’est un peu comme quand je parle de forme et de contre-forme. j’aime bien avoir au minimum deux regards obliques sur quelque chose. Si ça produit un paradoxe, ça m’intéresse d’autant plus. C’est presque comme une équation mathématique, c’est ça que j’aime beaucoup dans l’acte de création : poser un paradoxe et voir comment ce paradoxe pourrait trouver une unicité.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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