Et si le quotidien urbain, douillet et surpeuplé auquel nous souhaitons parfois nous soustraire, était en réalité un rempart contre nos démons intérieurs ? En organisant un week-end entre amis dans une maison perdue en pleine campagne, ces trois trentenaires n’avaient certainement pas prévu que leur animalité la plus profonde finirait par ressortir en si peu de temps. C’est pourtant cet inquiétant portrait d’eux-mêmes que dresse Tête à tête avec des bêtes sauvages. S’appuyant sur le texte de Gracia Morales et Juan Alberto Salvaterria, Agnès Laboissette propose une création sans interdit qui met à l’épreuve l’amitié face à l’individualité, opposant les rapports sociaux aux réflexes instinctifs.
Tout semblait pourtant parfait, jusque dans la rusticité de la maison louée qui concourt au caractère authentique des jours à venir. Ici, pas de communication avec l’extérieur, une électricité quelque peu capricieuse et un confort sommaire en dépit de la piscine mise à disposition des vacanciers. Dès leur arrivée, le passage de la théorie à la pratique du week-end rural s’avère pourtant moins évident que prévu. Au cœur d’une scénographie qui fait davantage penser à une zone à défendre qu’à un simple pavillon de campagne, les trois amis se retrouvent rapidement confrontés à leurs angoisses citadines. Se raccrochant à la littérature, à la musique ou à l’humour, ils espèrent bien échapper à la menace qui plane sur eux depuis le début.
Mais ces yeux qui brillent dans le noir à l’orée de la forêt, représentent-t-ils réellement leur plus grand danger ? Rien n’est moins sûr, à en croire la bestialité qui semble animer chacun des trois protagonistes. À mesure que passent les heures, chacun d’entre eux laisse ainsi ses instincts asociaux prendre temporairement le dessus, dans un présent alternatif bientôt effacé et corrigé par on ne sait quelle force extérieure. Pulsions meurtrières, sexuelles ou destructrices, réactions disproportionnées ou troublantes… Tête à tête avec des bêtes sauvages prend alors toute son ampleur en devenant l’expérimentation du pire de soi, dans une temporalité a priori sans conséquence.
Au fil de sa création, Agnès Laboissette dévoile un travail de l’espace qui esquisse en sous-texte un paysage effrayant, à la faveur des lumières de Maéva Roure qui jouent essentiellement sur les zones d’ombre. Au plateau, la metteuse en scène livre, aux côtés d’Arthur Combelles et Sabine Moulia, une interprétation fluide qui, en dépit de la noirceur que suggère la pièce, révèle aussi un humour qui assume son impertinence. À la frontière du fantastique, ce Tête à tête avec des bêtes sauvages s’aventure parfois vers l’abstrait formel, évitant sciemment de répondre à toutes les questions qu’il soulève sur la nature humaine… De quoi alimenter, par-delà les rires, toute misanthropie latente.
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Tête à tête avec des bêtes sauvages
Création 2025 Théâtre Jérôme Savary – Villeneuve-lès-Maguelone
Texte : Gracia Morales et Juan Alberto Salvaterria / Mise en scène : Agnès Laboissette / Interprètes : Arthur Combelles, Sabine Moulia et Agnès Laboissette / Création sonore : Raphaël Delunsch / Création lumière : Maéva Roure / Regard extérieure : Manon Petitpretz / Graphisme : Claire Laboissette