La parole unie a toujours plus de résonance, paraît-il. Depuis les origines du théâtre, le chœur est entouré d’une aura presque sacrée qui continue, dans les créations d’aujourd’hui, de fasciner les artistes. Faire un seul corps d’une multitude de voix et de visages n’a pourtant rien d’aisé dans la construction dramaturgique, d’autant qu’une telle écriture ne peut fonctionner qu’au service de la pièce dans laquelle elle s’inscrit. À l’occasion du 78e Festival d’Avignon, la programmation de Tiago Rodrigues a justement mis à l’honneur des propositions fortes de sens et d’esthétique qui s’articulent autour de l’idée du chœur. Retour sur Sea of Silence de Tamara Cubas et Liberté Cathédrale de Boris Charmatz.
Sea of Silence, la parole au chœur des femmes
L’expérience a tout d’une traversée mystique aux côtés des sept femmes – beaucoup de symboles derrière ce chiffre – qui habitent le plateau. Au-dessus de leurs têtes pendent les racines des arbres qui, on ne peut que l’imaginer, s’épanouissent pleinement à l’air libre. Sous leurs pieds, des montagnes de sel dans cette grotte où peine à poindre la lumière du soleil. Comme la femme de Loth transformée en statue de sel, ici semblent s’accumuler les résidus des femmes passées avant elles et qui n’ont probablement pas eu l’occasion de s’exprimer. Ces sept femmes le peuvent, en revanche. De ces entrailles terrestres entre le refuge et les enfers s’élèvera ainsi bientôt une psalmodie à voix multiples, comme une incantation venue du centre de la terre destinée à faire trembler ce qu’il se passe à la surface.
Tamara Cubas n’en est pas à son premier pas vers la visibilisation des femmes du monde entier et vers l’expression de leurs paroles. Avant Sea of Silence, qui prend ici forme à travers le spectacle vivant, l’artiste uruguayenne a déjà expérimenté les installations et performances pour donner vie à son propos. Cette pièce s’inscrit donc dans une recherche au long cours et alimente la poursuite de son travail artistique qui s’intéresse à la question des femmes en exil. Quelles que soient leurs origines, leurs attaches ou les raisons de leur départ, chacune des femmes au plateau apporte une voix supplémentaire à celles des générations qui les ont précédées.
En imaginant un chœur où les langues et les cultures s’entremêlent, Tamara Cubas se rapproche de l’esprit de la sororité. Dans Sea of Silence, la metteuse en scène s’inspire d’ailleurs ouvertement des sorcières, ces femmes que l’on chassait précisément en raison de leur liberté. Dans l’espace qu’elle compose au plateau, elle donne ainsi lieu à un rituel qui ne cesse de s’amplifier, de la simple respiration au brouhaha des mots et des corps. Les instants de silence absolu sont rarissimes, même le bruit des pas sur le sel se perçoit depuis la salle. Dans ce spectacle-performance, mieux vaut parler que se taire.
Liberté Cathédrale, la grande messe de Boris Charmatz
De la question du chœur, l’artiste complice de cette 78e édition du Festival d’Avignon semble en avoir fait l’une de ses lignes d’écriture chorégraphique, au sens propre comme au sens figuré. À son arrivée à la tête du Tanztheater Wuppertal, Boris Charmatz a pris les rênes de l’institution avec une ambition : développer sa propre identité tout en se nourrissant des décennies d’histoire de la danse qui le précédaient. Dans cette dynamique qu’il poursuit avec sa compagnie Terrain, et en guise de première rencontre entre ses interprètes et ceux de Pina Bausch, il créait en 2023 Liberté Cathédrale, alors présentée dans l’église Mariendom de Neviges à Wuppertal. Soucieux d’investir des lieux inattendus pour y inviter son art, le chorégraphe a cette fois-ci opté pour l’extérieur au sein du stade de la Barthelasse, donnant lieu, à n’en pas douter, à une forme de communion radicalement différente.
Car toute notion de sacré mise à part – si tant est que l’on puisse s’affranchir totalement du contexte dans lequel on assiste à un spectacle –, Liberté Cathédrale est avant tout l’expression d’un groupe qui apprend à évoluer ensemble. Au fil des tableaux qu’il dresse, Boris Charmatz emmène sa troupe vers des tentatives collectives qui se construisent grâce aux particularités de chacun. Le chorégraphe a beau nous faire croire, de temps à autre, à une harmonie sans aspérité, c’est bel et bien dans les personnalités individuelles que chaque élan, chaque geste, chaque parole ou chaque regard trouvent leur puissance.
Et il s’agit bien de puissance, lorsqu’au seul son de leurs voix non sonorisées, au seul mouvement de leurs corps évoluant à des dizaines de mètres des spectateurs, les interprètes parviennent à provoquer la surprise et l’amusement, ou encore à suspendre le temps. Parti du chœur de l’édifice religieux, Boris Charmatz passe par celui des voix et celui des corps, expérimentant ainsi une approche plus instinctive que conventionnelle de la chorégraphie. Dans Liberté Cathédrale, le geste artistique rejoint avec pertinence la réalité du terrain. De cette manière, l’artiste marque son entrée à la direction du Tanztheater Wuppertal en provoquant la rencontre entre deux univers qui trouvent ici un bel équilibre.
Sea of Silence
Création 2024 – Teatro Solis (Montevideo, Uruguay)
Vu au Festival d’Avignon
Crédits
Avec Noelia Coñuenao, Karen Daneida, Dani Mara, Ocheipeter Marie, Hadeer Moustafa, Sekar Tri Kusuma, Alejandra Wolff / Conception, mise en scène et scénographie Tamara Cubas / Collaboration artistique Gabriel Calderón, Vachi Gutiérrez / Assistanat à la mise en scène Alicia Laguna / Son Francisco Lapetina / Lumière Ivana Dominguez / Costumes Brian Ojeda / Collaboration aux costumes Agustín Petronio / Recherche visuelle Verónica Cordeiro / Distribution FITAM, Fundación Teatro a Mil (Santiago) / Traduction pour le surtitrage Joana Frazão
Dates
- 16 et 17 août 2024 : International Festival Berlin Tanz im August (Allemagne)
- Du 21 au 23 août 2024 : Zürcher Theater Spektakel (Zurich, Suisse)
- Janvier 2025 : Fundación Teatro a Mil 2024 (Santiago, Chili)
- Février 2025 : Montevideo (Uruguay)
Liberté Cathédrale
Création 2023 – Église Mariendom de Neviges (Wuppertal, Allemagne)
Vu au Festival d’Avignon
Crédits
Avec l’Ensemble du Tanztheater Wuppertal, les invitées et invités* : Laura Bachman*, Régis Badel*, Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli, Guilhem Chatir*, Ashley Chen*, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Julien Ferranti*, Julien Gallée-Ferré*, Letizia Galloni, Tatiana Julien*, Lucieny Kaabral, Simon Le Borgne, Reginald Lefebvre, Johanna Elisa Lemke*, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Milan Nowoitnick Kampfer, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien, Solène Wachter* Frank Willens / Chorégraphie Boris Charmatz / Assistanat chorégraphie Magali Caillet Gajan / Lumière Yves Godin / Costumes Florence Samain / Travail de la voix Dalila Khatir / Poèmes Emily Dickinson, John Donne / Matériaux sonores Ludwig van Beethoven, Olivier Renouf, Peaches, Phill Niblock (improvisations à l’orgue, épilogue d’après Johann Sebastian Bach, Antonio Vivaldi) / Régie générale Fabrice Le Fur / Régie plateau Benjamin Greifenberg, Dietrich Röder / Régie lumière Peter Bellinghausen / Régie son Andreas Eisenschneider / Habillage Katherina Fröhlich, Renatus Matuschowitz / Physiothérapeute Bernd Marszan
Dates
- Du 4 au 6 octobre 2024 : Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
- Du 21 au 23 mars 2025 : Taipei Performing Arts Center (Taïwan)