Rébecca Chaillon est de ces artistes dont le travail suscite des réactions véritables, sincères, viscérales. On n’a pas fini de remâcher l’épisode du festival d’Avignon 2023, mais s’y arrêter en surface sans regarder son art dans sa globalité serait une erreur monumentale. Loin de se cantonner à une fonction de metteuse en scène, Rébecca Chaillon se définit elle-même comme performeuse, une place de laquelle elle s’autorise précisément à repousser les limites, qu’elle soit présente au plateau ou que son regard plane quelque part dans l’ombre de la salle. Avec Plutôt vomir que faillir, l’artiste se met justement en retrait, laissant à une jeune génération d’interprètes le soin de porter une forme qui ne transige sur rien et qui ne s’excuse pas d’exister.
C’est en effet sans tabou et sans concession que cette création met les pieds dans le plat. Pour s’intéresser à l’adolescence – sujet on ne peut plus vaste –, Rébecca Chaillon fait de la nourriture une métaphore de la période particulièrement indigeste qu’est le passage à l’âge adulte. Servis en pâture dans une assiette géante au milieu d’un self-service d’établissement scolaire, les quatre interprètes se baladent entre fiction et témoignages, abordant une multitude de thématiques, toutes traversées par les nouvelles générations. Identités sexuelle et de genre, rapport à soi, au corps et aux autres, incompréhension de la société, sensation de vertige et perte de contrôle… Comme la bouffe fade et industrielle dont on les gave jusqu’à l’excès, ces ados viennent rendre au monde ce qu’il a tant voulu leur faire avaler : les normes, les traditions et les avenirs tout tracés.
Derrière une mise en scène qui se délecte de la grossièreté en poussant à l’extrême les crachats, régurgitations ou engloutissements de nourriture peu ragoûtante, Rébecca Chaillon conçoit une forme qui prend littéralement aux tripes. Ici, pas d’histoire avec un début et une fin – la chute du spectacle tient même justement dans son absence –, mais bien une succession d’effets, de confessions et de célébrations, au cours de laquelle chacun se raccroche à ce qui lui fait le plus écho. La performeuse, en collaboration étroite avec ses interprètes, ne fait pas du théâtre pour porter un récit, elle s’en sert comme medium pour mettre à jour une vision d’un monde qui, elle, ne serait pas prémâchée.
Mêlant les formes d’expression dans une recette qui ne semble obéir à aucune règle, Plutôt vomir que faillir provoque avant tout le corps et le réflexe. En représentation scolaire, les réactions vives et sans filtre tendent à faire le constat d’une méthode qui atteint son but ; le spectacle ne peut être vivant s’il se contente de regarder. Plus concernée par être plutôt que faire, Rébecca Chaillon emmène en tout cas avec elle une équipe plus qu’investie, pour cette performance qui ne saurait tenir avec moins de dévouement. L’expérience, comme le propos, ne tolère pas l’indifférence : il s’agit de contenir l’indigestion ou de vomir, mais en aucun cas de ne plus manger. On ne joue pas avec la nourriture ? Rien n’est moins sûr…