« Okina » de Maxime Kurvers, ceci n’est pas du théâtre nō

Depuis 2018, Maxime Kurvers a fait le choix de placer les interprètes au centre de ses projets artistiques. Dans Okina, créé à l’Atelier de Paris dans le cadre du Festival d’Automne 2024, il se consacre à la comédienne japonaise Yuri Itabashi. Avec cette création, présentée au Théâtre Garonne à Toulouse dans le cadre du Festival ICI&LÀ de La Place de la Danse, le metteur en scène mêle théorie et pratique du théâtre nō.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Lorsque Maxime Kurvers lui propose de travailler avec lui sur son prochain projet, Yuri Itabashi est loin d’imaginer ce qui l’attend. Après une période de résidence au Japon, l’artiste français s’intéresse de près à une pièce de la tradition du théâtre nō, Okina, la dernière interdite aux femmes interprètes, déjà rares dans le milieu. Yuri, elle, n’est pas une adepte du nō, loin s’en faut. Lorsqu’elle rencontre Maxime en France, c’est au détour d’une pièce contemporaine qu’elle est venue jouer à Gennevilliers. Pourtant, au fil de sa réflexion, de leurs échanges et de leurs recherches, l’héritage du théâtre traditionnel pourrait bien s’avérer plus présent dans sa vie qu’elle ne l’imagine.

Dans la continuité de son travail engagé depuis quelques années, Maxime Kurvers propose une nouvelle fois de partir à la rencontre d’une actrice. Seule dans le grand espace blanc qui lui est proposé, Yuri Itabashi s’affaire pour l’instant à sa table de travail, musique dans les oreilles et tenant peu cas des spectateurs qui prennent place. Reléguée côté jardin en dépit du grand plateau qui s’offre à elle, elle semble terminer quelques préparatifs. Elle ne tardera d’ailleurs pas à finir d’habiller l’espace à coups de décorations faites main au moment de prendre la parole. Mais pour l’heure, son absence au centre de la scène est significative.

© ayakatomokane – courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

D’emblée, Maxime Kurvers pose un certain rapport au sacré, qui ne cessera de s’alimenter au fil de la pièce. Car Yuri a beau être relativement étrangère au théâtre nō et aux lois tacites qui en régissent la pratique, l’approche qu’elle en a se confronte nécessairement à la question du respect des traditions. Aussi l’espace symbolisant la scène emblématique du nō devient-il, dans cet Okina, un lieu rituel qui ne se franchit pas à n’importe quelle condition. De même, tout un cérémonial de purification doit advenir avant de s’autoriser à toucher les masques des divinités de la pièce, habituellement réservés aux seuls maîtres acteurs.

À partir de ces quelques éléments, Yuri Itabashi entend néanmoins prendre les libertés qu’elle souhaite. Son investigation autour de la question du nō devient peu à peu prétexte à l’expérimentation du théâtre rituel. Se concevant des costumes bricolés avec ce qu’elle a sous la main, et s’inspirant d’extraits glanés sur Internet, elle finit par se prendre à son propre jeu. Ainsi en vient-elle, toute profane qu’elle est, à endosser un rôle pour lequel elle n’a jamais été préparée, a fortiori un rôle qui devrait lui être interdit. Mêlant délicatement le culte du sacré à sa propre transgression, Okina devient l’occasion de confronter ce que nous héritons à la manière dont nous nous l’approprions.

© ayakatomokane – courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

La rencontre imaginée par Maxime Kurvers ne manque d’ailleurs pas de subtilité. La scénographie qu’il partage avec Anne-Catherine Kuntz révèle progressivement sa fonction, tout comme la lumière de Manon Lauriol participe insensiblement à brouiller ce qui sépare le récit de la pratique. Yuri Itabashi n’envisageait certainement pas de participer à cet Okina dans le but d’interpréter du nō. Pour autant, sa malice et sa curiosité aidant, elle semble y trouver un écho inattendu, sur les traces de son patrimoine familial. Toujours est-il que cette création lui permet, par son artisanat et son authenticité, de concevoir un théâtre qui lui appartient tout en s’interrogeant sur les rapports qu’elle entretient avec son art et son métier. Après tout, sur un plateau, prétendre et faire peuvent être synonymes.


Okina
Création 2024 – Festival d’Automne – Atelier de Paris CDCN
Vu au Festival ICI&LÀ – La Place de la Danse –
Théâtre Garonne (Toulouse) 

conception et mise en scène Maxime Kurvers / avec Yuri Itabashi / costumes Kyoko Fujitani / lumière Manon Lauriol / scénographie Anne-Catherine Kunz et Maxime Kurvers / toile peinte Myrtille Pichon / traducteur-interprète Akihito Hirano / écriture et dramaturgie Maxime Kurvers et l’équipe / collaboratrice artistique Camille Duquesne / coordination Japon Takafumi Sakiyama / conseiller à la diffusion Jérôme Pique

Du 31 janvier au 1er février 2025 : Théâtre Garonne (Toulouse)
Du 20 au 21 mars 2025 : Festival ConversationsCNDC (Angers)

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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