La scène est occupée par ce qui ressemble à une immense soft box, ces matériels d’éclairage photo ou vidéo très utilisés chez les influenceurs, censés diffuser la lumière pour un rendu professionnel. De part et d’autre, deux grands écrans au format smartphone complètent la scénographie. Ici sera diffusé, en temps réel, le live du spectacle accessible depuis Instagram. Voilà en quelques anglicismes le concept imaginé par Marion Siéfert pour parler de la vie quotidienne d’une ado ordinaire.
Dans une performance épatante de naturel, la comédienne Helena de Laurens se met dans la peau de Jeanne, pseudo _jeanne_dark_, harcelée dans la vie comme sur les réseaux. Quand elle arrive sur scène, dissimulée sous son manteau vert et son sac de cours, la jeune femme est déjà déterminée à ne plus se taire. Alors elle décide de se livrer, à qui veut bien l’entendre, parce que ces plateformes qui la minent sont aussi celles qui lui offrent la liberté de parler.
À partir de là, rien n’est vraiment fait pour de faux. Le direct a bel et bien lieu, capté depuis le téléphone que Jeanne tient entre ses mains, et les utilisateurs d’Instagram peuvent suivre et commenter les images à l’instant T. Dès lors, et bien que la performeuse soit seule sur scène, nous ne savons plus où donner de la tête. La simultanéité des multiples niveaux de lecture nous offre un regard riche et complexe sur Jeanne autant que sur toute sa génération.
Tandis que la jeune femme partage ses expériences, rarement joyeuses, du monde dans lequel elle vit, les commentaires fusent et créent parfois un décalage glaçant, menant le spectateur à rire quand on lui parle d’agression sexuelle ou de mal-être profond. Malgré lui, le public devient alors complice du harcèlement subi, avec une violence décuplée du fait de la présence, à quelques mètres de lui, de sa victime.
Cette confrontation à la réalité révèle d’ailleurs toute la pertinence de ce spectacle. Il y a d’abord ce passage de l’écran à la scène, qui met à jour une écrasante solitude. Si, sur le live, la jeune Jeanne occupe la majeure partie de l’écran, elle apparaît minuscule dans cette immense boîte blanche qui figure sa chambre.
Et cet élargissement d’horizon n’est pas sans effet. Les jeunes générations de spectateurs, pourtant habituées à évoluer dans ce quotidien qui, disons-le, n’a pas été exagéré dans _jeanne_dark_, peinent à accepter un tel étalement de leur réalité sur une vraie scène, avec une vraie Jeanne, devant un vrai public. Les commentaires de la salle rejoignent ceux des écrans, dans une passionnante expérience de spectacle vivant.
Jeanne, quant à elle, suit le chemin que des milliers d’ados suivent chaque jour. Sous la pression qui la mène à se confier, elle s’éloigne peu à peu de celle qu’elle est au profit de celle que les autres veulent voir. D’abord timide et recroquevillée, elle décide peu à peu de se maquiller, de montrer son corps, de se déhancher en utilisant filtre sur filtre… en somme, de s’effacer derrière une normalité acceptable aux yeux du monde.
Le projet de Marion Siéfert est criant de justesse. La performance d’Helena de Laurens est saisissante. La pièce est à découvrir, en vrai et en live sur le compte Instagram _jeanne_dark_.