C’est par un soir de pleine lune que nous prenons place pour assister à la toute première de Three Lunar Seas. Cette production portée par l’Opéra Grand Avignon s’apprête enfin à se dévoiler au public. Nous avons déjà quelques pistes sur les thématiques abordées, sur les approches artistiques imaginées pour cette création… Joséphine Stephenson et Frédéric Roels nous en avaient esquissé un portrait il y a quelques semaines, lors d’un entretien mené tandis que le travail était encore en cours. Mais il y a toujours ce que l’on imagine et la manière dont on parvient à le mettre en œuvre.
Au lever de rideau, le plateau se devine dans une pénombre imposante. Un voile fin et clair scinde l’espace et dissimule comme une brume la profondeur de la scène. Sur cet immense tissu apparaît, projetée, une lune pleine et détaillée de ses moindres cratères. Dans sa lueur encore bleutée, le plateau se peuple d’un chœur tout de blanc vêtu, comme une armée de Pierrot dont on ne parvient pas à lire les intentions. Menace ou protection ? Danger ou réconfort ? Ainsi s’ouvre la pièce sur un entrelacs d’histoires profondément humaines, viscéralement contemporaines.
Cette oscillation entre apaisement et tourment nous tiendra tout au long de la représentation. Voilà qui nous ouvre une première porte vers une approche particulièrement moderne de l’opéra. Les récits qui nous sont proposés ne portent en eux rien d’extraordinaire, ils servent en vérité à nourrir le constat plus vaste, plus latent, d’une humanité qui fait face à ses propres vulnérabilités, à son impuissance.
Cet état de fait nous est commun, familier bien qu’appartenant souvent à notre inconscient. Toujours est-il qu’il est inutile de s’en faire l’illustration pour le convoquer sur scène, ce que le metteur en scène Frédéric Roels et la scénographe plasticienne Dori Deng ont bien compris. Ils nous proposent ensemble un objet scénique qui se situe à la frontière entre le symbole et la figuration, entre le rêve et la réalité. Et bien que certains choix, trop représentatifs au regard du reste, nous posent question, le minimalisme de la scénographie, augmenté du travail minutieux des lumières, touche particulièrement juste et ajoute à l’universalité du propos.
S’il est une chose dont il est difficile de se défaire ici, c’est cette convergence entre les espoirs et les inquiétudes. Il s’en dégage une sorte de zone d’ombre, ni tout à fait sereine, ni pour autant totalement déprimante. Cette ambiance flottante difficilement identifiable trouve son écho dans la musique de Joséphine Stephenson. La compositrice propose une partition d’une douceur presque apaisante en dépit des paroles qu’elle accompagne, pourtant ces nappes incessantes finissent par planer comme une menace au-dessus de la scène et de la salle.
La composition musicale est, elle aussi, l’expression d’une incomparable modernité. On y ressent toute l’inspiration opératique avec des airs d’une grande puissance dans les voix d’Eduarda Melo et de Patrizia Ciofi. Mais celle-ci se mêle avec un naturel épatant aux modulations pop, presque celtiques, de Kate Huggett dont le personnage crée un lien évident entre le cadre très traditionnel de l’opéra et la portée contemporaine de ce qui s’y joue.
« Et si nous étions en train de retourner à notre point de départ ? »
Tout, dans Three Lunar Seas, se trouve au point de friction entre un état et son contraire. L’unique danseur Ari Soto performe une chorégraphie entre abstraction et figuration conçue par Emilio Calcagno. Les costumes de Lionel Lesire semblent faits de papier, aussi fragiles que rigides et austères. Même la lune joue un rôle à deux visages. Tour à tour rassurante et effrayante, sa présence est inévitable, quelle que soit sa forme.
Point d’orgue de cette fin de saison à l’Opéra Grand Avignon, Three Lunar Seas est un pari définitivement réussi. Cette création assume le choix – délicat – d’un entre-deux constant, sans tomber dans le piège de la paresse, de la facilité ou de l’optimisme nécessaire.