Le plateau est vaste et sombre. Il s’étend jusqu’au lointain où une petite ouverture a été faite dans une grande cloison de tissu noir. À Cour, quatre immenses murs de marbre viennent mourir sur l’aire de jeu. Au centre, une chaise presque banale trône, recouverte d’une imposante cape d’hermine et d’une couronne. Et au-devant coule un filet de sang, long et fin tapis rouge qui trace un rare trait de couleur dans ce tableau soulagien. Quelqu’un entre. Lumière. La découpe est tranchante et laisse dans l’ombre le semblant de siège royal.
La lumière, précisément, occupe un rôle capital dans cette mise en scène de Georges Lavaudant. Elle habille la scène avec une précision épatante. La sobriété au service du faste. En réponse à la lourdeur de l’espace, imposée par la suggestion, elle apporte un relief qui se suffit à lui-même et contribue à élever les comédiens à leur art le plus pur.
« C’est le malheur de notre temps. Les fous guident les aveugles. »
Parmi la distribution de cette pièce d’envergure, Jacques Weber interprète un Roi Lear qui nous emporte sans effort. Aussi puissant dans sa colère que captivant dans sa folie, il campe un rôle qui semble fait pour lui, entre fragilité, rage et humour. La troupe dans son ensemble porte avec talent cette œuvre parmi les plus lourdes de Shakespeare, dans une énergie et une tension jamais écorchées durant plus de trois heures.
Les écorchés, en revanche, sont bien là. Par une habile recherche, la mise en scène nous invite à scruter les moindres détails pour constater le délitement du monde. La subtilité des costumes ne laisse rien au hasard. Lear, cet homme qui se sait devenir fou, perd peu à peu ses habits de cérémonie et se débraille de scène en scène jusqu’à porter une chemise de nuit défraîchie et déchiquetée. Il devient l’ombre de lui-même, presque fantôme d’un passé anéanti. Ici, la nudité est à la folie ce que l’habit est au mensonge.
On parle peu de la coiffure au théâtre. Dans ce spectacle, elle fait pourtant partie intégrante des fragments que dissémine négligemment Lavaudant. Cheveux ébouriffés, crâne rasé, mèche rebelle… Voilà encore des symboles certes communs mais diablement efficaces qui opposent l’aliénation à la raison… d’état.
« Certains monstres finissent par sembler sympathiques quand d’autres sont plus monstrueux encore. »
Comment ne pas parler, enfin, de l’époustouflante scène de bataille du dernier acte. Aussi rapide qu’intense, elle éclate comme un orage et clôture la pièce en apothéose, laissant derrière elle un monde en ruine, jonché de détritus. Là mène aussi la folie des hommes. Bouteilles compactées, canettes écrasées, sacs froissés et éventrés… Sur ces restes, les puissants poursuivent leur politique. Le bruit de ces déchets que l’on piétine est d’une violence surprenante.
On tend finalement vers une dystopie qui fait le lien entre les siècles. À bien y regarder, il y a même un peu de Beckett dans ce Shaskespeare. Des échos, volontaires ou non, nous rappellent Fin de partie ou En attendant Godot. Le sens profond de la pièce n’échappe en tout cas ni à Lavaudant ni au public, qui l’accueille avec enthousiasme… et à raison !
DE
SHAKESPEARE
MISE EN SCENE
GEORGES LAVAUDANT
AVEC
JACQUES WEBER, ASTRID BAS, FREDERIC BORIE, THOMAS DURAND, BABACAR M’BAYE FALL, CLOVIS FOUIN-AGOUTIN, BENEDICTE GUILBERT, MANUEL LE LIEVRE, FRANCOIS MARTHOURET, LAURENT PAPOT, PHILIPPE DEMARLE, GRACE SERI, JOSE ANTONIO PEREIRA, THOMAS TRIGEAUD
ASSISTANTE MISE EN SCENE
FANI CARENCO
CREATION LUMIERE
CRISTOBAL CASTILLO MORA, GEORGES LAVAUDANT
CREATION SON
JEAN-LOUIS IMBERT
TRADUCTION, DRAMATURGIE
DANIEL LOAYZA
DECOR, COSTUMES
JEAN-PIERRE VERGIER
ASSISTANTE COSTUMES
SIEGRID PETIT-IMBERT
MAQUILLAGE, COIFFURES, PERRUQUES
SYLVIE CAILLER, JOCELYNE MILAZZO
MAITRE D’ARMES
FRANCOIS ROSTAIN