Sur le plateau, trois espaces se distinguent par des décors simples et efficaces : un bureau à Jardin, un tableau noir à Cour sur lequel on peut déjà lire « Les machines peuvent-elles penser ? », et une étagère en fond de scène où seront projetées illustrations et didascalies spatio-temporelles. Après tout, lorsque l’on s’intéresse à la vie d’un personnage historique, le contexte est évidemment primordial.
Entré tardivement dans la postérité en raison des secrets d’État qui entouraient son implication dans la Seconde Guerre mondiale, Alan Turing est rapidement devenu un personnage incontournable de l’histoire. Concepteur de la machine qui a permis de décrypter les messages ennemis, et aujourd’hui considéré comme l’un des premiers acteurs du développement des intelligences artificielles, le nom de Turing est devenu l’un des symboles du monde moderne.
« Quand une chose ne pense pas comme nous, doit-on en conclure qu’elle ne pense pas ? »
La Machine de Turing connaît un succès comme le théâtre en connaît rarement. Depuis plus de quatre ans (et presque autant de festivals d’Avignon), et après plus d’un millier de représentations, la pièce a déjà été récompensée par quatre Molières en 2019. Et si un tel succès a toujours tendance à nous effrayer un peu lorsque nous découvrons le spectacle sur le tard, il faut bien dire que la sensibilité et la sincérité avec lesquelles on y aborde la vie de Turing font mouche.
Il y a d’abord tout le pan historique et scientifique qui nous touche. Génie bègue et solitaire, cet Alan Turing campé par Benoit Solès parvient à saisir le public en dépit des théories pourtant complexes qu’il développe. Il nous mène ainsi à une réflexion qui traverse les époques, notamment autour des technologies informatiques et de l’intelligence artificielle. Sous des airs parfois légers, il lance des débats d’une importance capitale, des décennies avant l’avènement de l’ère numérique.
Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans ce spectacle, c’est toute la part plus intime de la vie de Turing. À travers des sauts dans le temps, la pièce nous emmène sur les traces d’un homme dont la vie est parsemée de souffrances : une homosexualité interdite et réprimée, une profonde solitude, l’incompréhension de ses semblables face à ses idées visionnaires, la perte de l’être aimé dont l’ombre continue de planer malgré les années… Alan Turing apparaît comme un personnage éminemment tragique, allant jusqu’à son suicide par pomme empoisonnée, en écho au dessin animé Blanche-Neige dont il se répète les paroles comme un mantra.
« Plonge la pomme dans le chaudron pour qu’elle s’imprègne de poison »
À travers La Machine de Turing, Benoit Solès dresse le portrait complet et sans prétention d’un homme seul, qui va plus loin que l’Histoire. Il y aborde aussi des thèmes durs et nécessaires comme l’héritage d’une guerre et ses conséquences sur le monde d’après. Car celui que l’on considère aujourd’hui comme l’un des héros de cette Seconde Guerre mondiale n’a jamais pu le dire au monde. Ce secret l’a rongé, renforçant sa solitude et le réfugiant dans ses recherches jusqu’aux derniers instants. Jugé pour son homosexualité, Alan Turing choisira même la castration chimique plutôt que la prison afin de poursuivre son travail, jusqu’à questionner l’insoluble mystère de la vie.
Il s’avère qu’on ne peut que comprendre l’engouement des spectateurs autour de cette pièce. Elle est aussi nécessaire que réussie. Et bien que l’on regrette un ton parfois trop léger, elle touche juste et son succès en est le témoin. La Machine de Turing poursuit d’ailleurs ses représentations pendant la saison, et elle sera de retour à La Scala Provence dans le Off d’Avignon en 2023.