Dans l’écrin de l’Opéra Grand Avignon, un drapeau flotte depuis le premier balcon. Aux couleurs jaune et bleue de l’Ukraine, cet étendard se démarque des dorures de la salle et du tapissage rouge des fauteuils. Et il faut dire que l’effet de ce tissu somme toute discret, face à l’ouverture martiale de La Dame de pique où l’on chante la gloire de la Russie, est particulièrement fort. Ainsi commence donc cet opéra de Tchaïkovsky qui, bien que conçu par Olivier Py avant l’actuelle guerre, résonne aujourd’hui avec un écho certain.
On ne peut même s’empêcher de voir sur ce plateau les ruines d’un affrontement lointain. Le sol y est jonché de poussières et de détritus, les vitres des immeubles y sont brisées, et la noirceur des décors rehaussée de traînées blanches comme la cendre laissent imaginer que le pire s’est déjà produit. Pourtant quelque chose vit ici. L’amour bien sûr, la mort aussi, en inséparable partenaires, et puis la poésie, le rêve, l’insaisissable.
Avec un décor grandiose qui se meut de la première à la dernière note, Olivier Py et son équipe construisent un univers en presque noir et blanc, sans toutefois tomber dans le piège de la monotonie. Une esthétique réussie qui nous rappelle les premières années du cinéma, de certaines scènes probablement inspirées de films muets à un clin d’œil, volontaire ou non, au Voyage dans la lune de Méliès, en passant par l’ambiance western renforcée par certains décors et costumes. En d’autres termes, des inspirations aux origines variées, qui s’unissent pourtant avec beaucoup de cohérence et de sobriété.
Les références et la symbolique font partie intégrante du travail artistique de l’actuel directeur du Festival d’Avignon. Il persiste dans cette voie avec ce Tchaïkovsky, qui lui donne aussi l’occasion de rappeler son amour pour le théâtre. Lui qui aime arpenter la mise en abyme dans ses créations s’y donne encore à cœur joie dans cette Dame de pique. Au gré d’une représentation dans la représentation, qui n’est pas sans nous évoquer la fameuse scène d’Hamlet, il fait jouer des acteurs maquillés de blanc autour de l’incontournable crâne. Un grand classique chez Py, mais toujours aussi efficace sous la direction de celui qui, l’an dernier, défendait son Hamlet à l’impératif.
De symboles en symboles, le metteur en scène intègre enfin à la distribution un rôle qui n’était pas prévu au livret d’origine, et qui relie cet opéra aux ballets de Tchaïkovsky, autrement plus connus. Mettant en lumière et en avant son goût certain pour l’esthétique de l’éphèbe, Olivier Py a fait appel au danseur Jackson Carroll, dont le corps et le mouvement tissent un fil rouge d’une grande poésie d’un bout à l’autre de la pièce. De l’expression charnelle à la figuration des émotions, le jeune artiste s’avère essentiel à l’ensemble, avec une force muette qui lui vaut très justement les acclamations du public.
Si l’histoire qu’elle raconte ne contient pas véritablement de surprise pour un opéra de cette envergure, La Dame de pique créée par Olivier Py est un spectacle à découvrir sans retenue. À plus d’un mois de l’ouverture de son dernier festival comme directeur, le metteur en scène a déjà (re)conquis Avignon en ce début de saison estivale.