Ferreira, Lavaudant, Milin : les trois créations 2024 de l’ENSAD

C’est un rendez-vous bien ancré dans la programmation du Printemps des Comédiens. Cette année encore, la promotion sortante de l’ENSAD a investi le Hangar Théâtre à Montpellier. Au programme, trois pièces pour trois metteurs en scène : Katia Ferreira, Georges Lavaudant et Gildas Milin.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture Créé au Hangar Théâtre
12 mn de lecture

Dans le cadre du Printemps des Comédiens, l’École nationale supérieure d’art dramatique de Montpellier proposait pas moins de trois pièces créées spécifiquement pour être présentées dans le cadre du festival. Avec les élèves de 3e année, les trois projets ont ainsi été confiés à trois metteurs en scène confirmés : Katia Ferreira, Georges Lavaudant et Gildas Milin. Au cours de leurs travaux, les jeunes interprètes ont ainsi été confrontés à trois approches de la création de spectacle vivant : un texte existant (Tristesse animal noir d’Anja Hilling), une adaptation (Le Malheur indifférent d’après Peter Handke) et une création (Arche). Retour sur les trois rendez-vous qui ont marqué, une nouvelle fois, le lien étroit qu’entretient le Printemps des Comédiens avec les jeunes générations du théâtre.

Monter la pièce Tristesse animal noir d’Anja Hilling

La plume d’Anja Hilling en soutien, c’est à une sombre traversée que Katia Ferreira a convié les élèves de l’ENSAD. Après avoir inauguré cette 38e édition du Printemps des Comédiens comme actrice à l’amphithéâtre d’O dans Sur l’autre rive, l’artiste a revêtu sa casquette de metteuse en scène pour monter l’une des trois pièces présentées au Hangar Théâtre. Et c’est sur le texte Tristesse animal noir que s’est porté son choix. Dans cette œuvre, l’autrice allemande fait vivre un véritable enfer à ses jeunes personnages. Partis en forêt pour y passer la nuit, un groupe d’amis se retrouve effectivement pris au piège d’un incendie ravageur au cours duquel des vies se perdront, se transformeront, s’anéantiront.

Tristesse animal noir © Clara Lambert

Le choix de Tristesse animal noir apparaît relativement pertinent à destination d’une distribution d’école, notamment à la faveur du texte d’Anja Hilling qui s’amuse des première et troisième personnes en ouvrant à une certaine liberté. Katia Ferreira s’empare précisément de ces espaces de création en proposant une lecture qui n’est pas sans faire écho au travail de Cyril Teste. Caméra à l’appui, la metteuse en scène propose une forme hybride entre théâtre, cinéma et pièce chorale. En dépit d’une proposition parfois trop littérale qui a tendance à jouer ton sur ton avec le texte, elle parvient à trouver des lectures originales qui laissent aux interprètes de l’ENSAD de multiples zones de recherches dans lesquelles ils prennent sensiblement plaisir.

Le texte d’Anja Hilling se met ainsi au service d’une création d’ensemble qui arpente autant de chemins attendus que de découvertes dans l’écriture plateau. Et si la rencontre entre les élèves de l’ENSAD et Tristesse animal noir ne permet pas d’appréhender toute la profondeur de cette pièce, Katia Ferreira assume avec cette proposition une esthétique qui fait sens.

Adapter le roman Le Malheur indifférent de Peter Handke

En prenant pour toile de fond les mots de l’écrivain Peter Handke, Georges Lavaudant propose aux élèves de l’ENSAD une traversée plurielle, sensible et délicate d’une époque toute entière. Suivant la temporalité de l’œuvre originale, le metteur en scène, fidèle parmi les fidèles du Printemps des Comédiens, offre à sa troupe éphémère une longue parenthèse, des années 1920 aux années 1970. Durant ces cinquante ans, Handke retrace dans Le Malheur indifférent la vie puis la mort de sa mère, qui a fait le choix de mettre fin à ses jours le 21 novembre 1971. Comme souvent chez l’auteur autrichien, la grande histoire du monde rencontre les récits de l’intime, un amalgame qui trouve, dans cette mise en scène de Lavaudant, une certaine saveur.

Le Malheur indifférent © Clara Lambert

Sa pièce, le metteur en scène la développe en deux temps, lui permettant de donner libre cours à ses envies, à ses lubies parfois. Ainsi il nous entraîne dans la jeunesse de la mère, nous relate ses amours, son histoire personnelle et comment elle a changé à mesure que le monde changeait lui aussi de visage. Dans cette première partie, Lavaudant laisse toute sa place à la joie et à la fête qui, elles aussi, évoluent au gré des décennies. Pourtant, en dépit de la bonne humeur qui règne en maîtresse, une ombre plane sans cesse sur ces scènes de cabaret, de bal ou de musical.

Ainsi le metteur en scène nous emmène-t-il, et ses interprètes avec lui, dans une période bien plus sombre, plus lente, plus douloureuse : celle de la dépression qui mènera au suicide. Le rideau pailleté et les projecteurs colorés laissent place à une ambiance plus terne sur un plateau qui se dépouille. Tout devient pesant tandis que les bribes de textes qui volaient jusqu’à présent se transforment en tirades, que le ton traîne et vire à la tragédie contemporaine. Sans renoncer tout à fait à l’humour, Georges Lavaudant creuse dans la durée toute la complexité du roman de Peter Handke, dans une interprétation chorale qui lui donne une belle profondeur.

De toutes pièces, créer Arche de Gildas Milin

Le long voyage que Gildas Milin a imaginé pour ses élèves de l’ENSAD n’a rien de reposant. En se penchant sur l’histoire, aussi vraie que fantasmée, autant passée qu’à venir, de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, l’auteur-metteur en scène tente de développer une trame qui voudrait lier la médecine au théâtre. Après tout, c’est déjà ce qu’avaient tenté les médecins, à la fin du XIXe siècle, en donnant vie au Théâtre du Grand Guignol où, lors de séances publiques, les spectateurs pouvaient assister et participer à certaines opérations ou expériences de soins.

Arche © Patrick Laffont de Lojo

L’histoire de la Pitié-Salpêtrière rencontre donc à bien des niveaux l’histoire de France, celle de la médecine et celle des arts. Tout s’y croise comme si l’hôpital était devenu, en quelques années, le carrefour mondain du tout-Paris. Ce qu’il en reste dans la scénographie de Patrick Laffont de Lojo en revanche – sorte de centre d’art contemporain ou clinique futuriste à la blancheur attendue –, ne met en lumière qu’un résidu, des spectres de ce qu’il a pu se passer ici, à une époque révolue. Jouant allègrement de l’effet choral permis par une distribution d’école, Gildas Milin serpente ainsi au gré d’un récit essentiellement décousu, proposant une forme du ressenti plutôt qu’une véritable narration, qui a par ailleurs tendance à s’emmêler entre le témoignage et la fiction.

Dans un espace qui croule sous les symboles et l’abstrait, la pièce de près de six heures se développe dans un univers qui touche au surréalisme. S’inspirant de son sujet davantage qu’il ne le traite véritablement, Gildas Milin offre en tout cas un plateau de jeu et d’expérimentation à ses interprètes. Intégrant tant bien que mal à sa mise en scène des disciplines transversales – chant, arts martiaux –, il donne à chacun l’espace de s’épanouir dans ce qu’il maîtrise le mieux. Dommage que les cris redondants, la didactique appuyée et l’opacité de la dramaturgie desservent un travail qui, sur le papier, avait tout de pertinent.


Tristesse animal noir
Création 2024 – Hangar Théâtre / ENSAD dans le cadre du Printemps des Comédiens

Crédits

Avec : Marwan Ajili, Léopold Bertheau, Clara Bertholle, Célia Farenc, Juliette Jeanmougin, Clara Lambert, Paul Larue, Coline Le Bellec, Tristan Leroy, Eloïse Marcenac, Nicolas Mares, Hugo Serre, Colin Sinoussi, Lauretta Tréfeu / « Tristesse animal noir » de Anja Hilling / Traduction de l’allemand de Silvia Berutti-Ronelt en collaboration avec Jean-Claude Berutti / Traduction du texte éditée dans la collection « Répertoire contemporain » des éditions Théâtrales. / Anja Hilling est représentée en France par les Editions de l’Arche. / Mise en scène : Katia Ferreira / Assistanat à la mise en scène : Coline Dervieux et Mathias Labelle / Lumière : Julie Valette / Son : Felix Nico / Vidéo : Paolo Sclar / Ecriture des cadres : : Christophe Gaultier / Cadres : Léopold Bertheau, Clara Bertholle et Coline Le Bellec / Musique originale : Florent Dupuis / Morceau acoustique : Colin Sinoussi / Costumes : Nadia Rahmouni et Katia Ferreira / Construction décor et régie plateau : Rémi Jabveneau / Construction maquette : Coline Le Bellec / Professeur de chant : Philippe Laboual

Le Malheur indifférent
Création 2024 – Hangar Théâtre / ENSAD dans le cadre du Printemps des Comédiens

Crédits

Avec : Marwan Ajili, Léopold Bertheau, Clara Bertholle, Célia Farenc, Juliette Jeanmougin, Clara Lambert, Paul Larue, Coline Le Bellec, Tristan Leroy, Eloïse Marcenac, Nicolas Mares, Hugo Serre, Colin Sinoussi, Lauretta Tréfeu / D’après Le Malheur indifférent de Peter Handke, dans la traduction française d’Anne Gaudu © Editions Gallimard / Création lumière : Georges Lavaudant et Yannick Delval / Création son : Jean-Louis Imbert et Sébastien Devey / Construction décors : Rémi Jabveneau / Création costume : Nadia Rahmouni / Régie plateau : Karim Ftaïs / Régie lumière : Justine Yousfi / Habillage : Laetitia Chazalon / Chorégraphe : Fabrice Ramalingom

Arche
Création 2024 – Hangar Théâtre / ENSAD dans le cadre du Printemps des Comédiens

Crédits

Avec : Marwan Ajili, Léopold Bertheau, Clara Bertholle, Dominique Dijoux, Célia Farenc, Juliette Jeanmougin, Clara Lambert, Coline Le Bellec, Tristan Leroy, Eloïse Marcenac, Nicolas Mares, Hugo Serre, Colin Sinoussi, Lauretta Tréfeu / Ecriture et mise en scène : Gildas Milin / Assistanat : Gaël Baron / Scénographie, création lumière et vidéo et participation à la création costumes : Patrick Laffont de Lojo / Création son : Alexandre Flory / Piano, arrangements musicaux et vocaux : Dominique Dijoux / Direction vocale : Philippe Laboual / Création costumes : Nadia Rahmouni / Habillage : Laetitia Chazalon / Construction décors et régie plateau : Rémi Jabveneau / Assistanat création lumière : Yannick Delval / Régie lumière : Marion Genevois

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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