Daniel Mesguich, bienvenue à Pézenas, « sur les pas de Molière ». Cette expression, que vous évoque-t-elle ?
J’adore cela. Dans une petite ville comme Pézenas, qui est réputée pour être le lieu de naissance de Molière… et de Boby Lapointe, je trouve formidable que le maire, l’adjoint au maire, quelques notables et des spectateurs viennent pour entendre faire l’éloge de quelques personnes qui ont fait du théâtre, qui sont des gens de théâtre, pas toujours forcément connus par les médias. Je trouve que c’est formidable en soi. Cette chose-là m’émeut. Il y a tellement de gens qui s’en foutent, que du coup c’est merveilleux (rires) ! Après, ce n’est jamais qu’un clin d’œil. Parce que c’est symbolique, certes, mais c’est symbolique en plaisantant. Il y a quelque chose de l’ordre, non pas de la parodie, parce que ce serait péjoratif, mais de l’amusement à refaire ce que Hollywood a fait. Mais, sous le presque gag, il y a un sérieux. Et ce sérieux, je le trouve émouvant. Et beau. Et poétique. Je suis très heureux d’être là pour cela.
À propos de Molière, c’est un auteur très symbolique, mais que vous, en tant que metteur en scène, avez pourtant assez peu travaillé, au profit de Marivaux, Shakespeare… C’est un hasard ?
C’est vrai. Et Racine. Non, ce n’est sans doute pas un hasard… J’ai beaucoup d’admiration pour Molière. Ce serait même grotesque de dire « Non, non, je n’aime pas Molière ». Qui n’aime pas Molière ? Mais précisément, c’est peut-être cela, le problème, pour moi. C’est que c’est une valeur sûre. C’est tellement évident, que cela ne m’a pas excité outre mesure. Il est vrai que Dom Juan est une pièce que j’aime beaucoup. Je trouve que c’est une pièce de bric et de broc, mais qu’elle est géniale précisément à cause de cela. C’est-à-dire qu’elle est ouverte à tous les vents, elle est contradictoire, elle est en tension permanente. Chaque scène est en contradiction avec la scène suivante, pratiquement. De ce point de vue-là, il y a une force insoupçonnée. Le même auteur, qui écrit Le Misanthrope, qui pourtant est une pièce admirable, ou bien Tartuffe, qui est une pièce géniale, n’est pas aussi fort que dans Dom Juan, précisément parce que Dom Juan a été écrite à toute vitesse, n’importe comment, vite fait, parce qu’il y avait une interdiction sur Tartuffe et qu’il fallait vite fournir. Mais le hasard a fait que c’est une pièce que je trouve formidable, parce qu’on ne peut pas savoir ce que c’est que Dom Juan. Le Dom Juan de Molière, on ne peut pas le connaître. Celui de Mozart, on peut comprendre, on peut voir quelle est la ligne, la séduction. Mais celui de Molière, paradoxalement, alors que c’est un langage simple, est beaucoup plus compliqué. Est-ce un gentilhomme décadent, est-ce un seigneur méchant homme, est-ce au contraire un progressiste ? Il a l’air de pourfendre l’obscurantisme, mais il est aussi… j’allais presque dire antisémite avec Monsieur Dimanche. Il y a beaucoup de choses qui sont en contradiction. Est-ce qu’il aime les femmes, ou est-ce qu’il les déteste ? Voilà pourquoi j’ai été attiré par Dom Juan et que je suis moins attiré par les autres pièces de Molière. Ce qui n’empêche pas que je les travaille énormément à mes cours, et la plupart de mes élèves ont, à un moment ou à un autre, travaillé avec moi une scène de Molière. Il reste quand même un auteur très présent.
Vous êtes le parrain de cette édition du Festival Molière. Ça veut dire quoi, en 2021, être parrain d’un festival de théâtre ?
Très franchement, je n’en sais strictement rien (rires) ! Je crois que, d’une certaine manière, c’est être caution, ou en tout cas témoin de la sympathie… J’ai témoigné de la sympathie que nous avons pour une démarche. C’est avant tout cela, et c’est comme cela que je l’entends. Chaque année, il s’agit de demander à quelqu’un qui a fait des choses, qui est un peu reconnu dans un certain milieu, de dire qu’il a de la sympathie pour l’expérience et pour le voyage, pour la tentative. J’ai dit oui volontiers. Il y a des gens qui font du théâtre, et c’est comme un besoin, presque une addiction. C’est une envie… pas forcément ce qu’on croit toujours, de se montrer par narcissisme, ce n’est pas cela. Mais il y a un besoin, moi j’ai besoin de faire du théâtre. Un besoin de prendre les textes, de les déplacer, d’entendre plus loin que ce qu’ils semblent dire à priori, et de montrer, d’offrir cette lecture à d’autres gens. Donc on peut comprendre cela. Mais que d’autres gens, qui ne font pas de théâtre, tout d’un coup, aiment quand même le théâtre, aiment eux aussi le théâtre, et demandent à des gens de théâtre de les aider à célébrer le théâtre… Mais évidemment, il faut répondre oui !
Vous venez présenter Le Souper de Jean-Claude Brisville, dans un face-à-face avec votre fils, William Mesguich. C’est une expérience que vous aviez déjà faite ensemble sur Pascal et Descartes. Vous y prenez goût ?
Ah oui, j’adore jouer avec lui ! D’abord, parce que c’est un très bon acteur. C’est un peu ridicule que papa dise de son fils qu’il est très bien, mais en l’occurrence, je le pense alors je le dis. Ce serait bête que son propre père ne le dise pas alors que tous les autres les disent. Oui, il est formidable, c’est un acteur merveilleux. Et il se trouve que cet acteur merveilleux, c’est mon fils… Je n’y pense pas. Très franchement, je ne pense pas « Oh, mon fiston ! » quand nous jouons ensemble. Il peut arriver, à un moment du spectacle, que j’y pense. Mais c’est fulgurant, cela dure quelques fractions de secondes. Dans Descartes et Pascal, par exemple, Descartes dit à Pascal « Soyez mon continuateur »… Évidemment, je pense à mon fils dans ce cas-là. Je pense « Moi, Daniel, je le dis à William », même si c’est Descartes qui le dit à Pascal. Avec Fouché/Talleyrand, c’est plus difficile, parce que là, il y a vraiment une opposition. Et puis je compose, parce que j’en fais des tonnes dans le snobisme raffiné, et il compose, parce qu’il en fait des tonnes dans la brutalité un peu grossière. Mais il y a une complicité. Et puis nous rions beaucoup. Quand nous faisons une italienne, par exemple, avant de jouer, il est presque impossible qu’on n’ait pas, à un moment ou l’autre, une crise de fou rire.
En parlant de transmission, vous avez créé votre école d’art dramatique en 2017. Aujourd’hui, vous venez littéralement de laisser votre empreinte à Pézenas. C’est important, de laisser une trace ?
Oui, sans doute. C’est un peu dérisoire, en même temps. Si vous pensez à la mort, alors c’est totalement dérisoire. C’est pareil, il n’y aura pas de trace, de toute manière. Tout cela n’aura donc pas eu lieu, si j’ose dire. J’ai confiance en l’avenir, j’aime ce qui va suivre, je me sens solidaire des hommes et des femmes à venir, même quand je ne serai plus là. Donc oui, c’est important. Et en même temps, je ne me leurre pas. Je sais très bien que tout cela s’épuise et disparaît. Je viens d’écrire une pièce de théâtre où je fais revenir les plus grands acteurs de l’histoire du théâtre : Adrienne Lecouvreur, Marie Dorval, Rachel, Mounet-Sully, Frédérick Lemaître… Posons la question aux gens dans la rue. Qui se souvient de Marie Dorval ? Personne au monde. Qui se souvient de Frédérick Lemaître ? Personne au monde, sauf peut-être un cinéphile qui aura vu Les Enfants du paradis. Donc je ne me leurre absolument pas. À la fois, je me sens solidaire et je trouve que c’est très important de laisser des traces, mais plus que des traces, des ferments pour l’avenir, et en même temps je sais bien que l’oubli va passer par là (rires).
La culture a traversé et traverse encore une période très difficile. Comment appréhendez-vous cette reprise, le retour à la scène, et comment voyez-vous l’avenir du spectacle vivant ?
Je ne sais pas, je crains que le coronavirus n’ait pas simplement abîmé un an de théâtre ou de culture, mais plusieurs années. Je le dis bien sûr de manière pessimiste, mais je le crois et je le vois aujourd’hui. Les terrasses, les théâtres et les cinémas ont ouvert en même temps. Les terrasses sont pleines, les théâtres sont vides. La population, française en tout cas, mais je crains qu’elle soit européenne et peut-être même mondiale, a commencé à perdre le goût d’aller au théâtre, tout simplement. Comme si elle se rendait compte que, finalement, cela ne servait pas à grand-chose. Alors que boire un Coca, oui. Alors comment voulez-vous que je sois optimiste C’est clair et net. Les cinémas ont rempli un peu au début, et puis ils sont vides en ce moment, et les théâtres sont restés vides. Personne ne le dit, c’est comme un tabou, c’est un secret, mais il n’y a presque personne dans les théâtres. Et d’autre part, le temps que nous rattrapions les représentations que nous devions faire, avec les dates reportées, empêchent les nouvelles choses d’arriver. Par définition, pour rattraper ce qu’on n’a pas fait, on n’est pas en train d’inventer de nouvelles choses. Et donc, celles-là vont de nouveau être en retard, en quelque sorte. Comme s’il y avait une génération entière qui s’abimait. De ce point de vue-là, je suis très pessimiste. Maintenant, les hommes ne sont pas des fourmis ou des termites, et même si les sociétés de fourmis ou de termites ont l’air très organisées, il y a toujours un moment où les hommes basculent et inventent quelque chose. Alors je suis très pessimiste, et un peu optimiste quand même.
Propos recueillis par Peter Avondo