Creuzevault confie à la jeunesse l’art de la résistance

À travers l’adaptation du roman de Peter Weiss, Sylvain Creuzevault met en scène L’Esthétique de la résistance avec les élèves de l’école du TNS (Théâtre National de Strasbourg). Il crée ainsi une fresque chorale sans fausse note, de celles que permet précisément une distribution jeune et élargie comme celle qui porte cette pièce d’une nécessité absolue.

Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture Printemps des Comédiens
5 mn de lecture
© Jean-Louis Fernandez

De tout temps, l’art s’est fait acteur et témoin d’une résistance de l’humanité face à ses multiples agresseurs. C’est en substance le constat que fait Sylvain Creuzevault dans L’Esthétique de la résistance, et ce dès les premiers instants de cette création fleuve majoritairement portée par les élèves du Groupe 47 de l’école du TNS. Dans ce spectacle d’une rare épaisseur, l’enjeu de la nouvelle génération, qui porte déjà le théâtre de demain, rencontre celui de la jeunesse résistante qui, il y a bientôt cent ans, cherchait dans l’histoire de l’art des chemins, des énergies, des signes pour légitimer leur propre combat malgré l’évident anachronisme de certaines œuvres.

Il en va ainsi des sculptures mythologiques de l’Antiquité grecque dont on cherche à compléter, interpréter, ré-imaginer les morceaux volés par le temps en creusant un sillon qui traverse les siècles pour faire converger les oppositions. Il en va ainsi du Triomphe de la mort (1562) et du Massacre des innocents (1565) de Brueghel l’Ancien, que l’on décortique de façon chirurgicale pour en extraire toute la violence que l’on associe tacitement à celle qui nous écrase désormais. Il en va ainsi de Delacroix, Dürer ou Géricault, comme il en va, nous raccrochant de plus en plus à notre contemporanéité, des travaux de Kafka ou de Picasso, chacune de ces étapes devenant prétexte à renforcer la lutte menée au gré des années dans une clandestinité forcée.

Alors, comme une inévitable évidence, la troupe menée par Creuzevault nous fait pénétrer dans l’antre même de la résistance par l’art, celle qui, par un symbole immuable, prend les traits de Bertolt Brecht que Weiss rencontre en Suède pendant leurs exils respectifs. L’héritage du dramaturge clandestin, instigateur du principe de distanciation au théâtre que l’on a distillé depuis le début de ce spectacle, s’affirme finalement haut et fort dans un tableau qui met en abyme les répétitions de Mère Courage et ses enfants. L’occasion était trop belle de joindre ainsi le texte de Brecht, ô combien étudié dans les cours dramatiques, à l’esthétique de troupe qui structure l’entièreté de cette adaptation de Weiss.

L’art d’un temps passé se fait peu à peu fondation de celui qui se crée sous nos yeux, par une dynamique d’ensemble qui trouve presque systématiquement son équilibre. C’est précisément ce que permet une distribution aussi fournie, donnant lieu à quelques scènes d’une force sublime, résultat d’un travail choral qui sort la résistance de sa clandestinité pour lui ouvrir les portes de l’universalité. L’effet de groupe met par ailleurs en lumière des talents qui augurent de belles découvertes à venir (on pense notamment aux jeunes interprètes Felipe Fonseca Nobre, Charlotte Issaly ou Juliette Bialek dont les interventions marquent particulièrement).


À ce qui se joue s’ajoute la conception conjointe de la scénographie de Loïse Beauseigneur et Valentine Lê et des lumières de Charlotte Moussié, qui propose des images d’une haute intensité. Porter au plateau cette Esthétique de la résistance comme une fresque de longue haleine ne pouvait en aucun cas s’affranchir de la recherche visuelle, ne serait-ce que par égard au titre même du spectacle et à son propos. Un enjeu qui se trouve parfaitement pris en considération dans une esquisse aux traits ternes et grisâtres contrastés par les touches, rares et efficaces, de rouge sang, de rouge opprimant, de rouge libre.

Car la résistance que dépeint Weiss n’est pas celle que nous avons l’habitude de convoquer. Elle est mue par une foi sincère en un idéal communiste et donne à voir par ce biais une perspective nouvelle de cette histoire qui, par les ennemis qu’elle combat, nous est à tous commune. Au-delà du caractère profondément nécessaire de ce qui nous est transmis au titre de la mémoire, ce sont finalement tous les échos que cela éveille dans notre actualité qui nous percutent de plein fouet. Là, sur un plateau de théâtre, la jeunesse nous balance l’indésirable, l’inacceptable, l’indéniable et l’inévitable à la fois. Espérons que l’art finisse par nous en extraire…

Peter Avondo

Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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