On le connaît pour sa carrière de couturier dans le milieu de la mode, un peu moins pour ses réalisations de costumes et de scénographies dans celui du spectacle, et moins encore – et pour cause, c’est sa toute première fois – pour ses mises en scène. C’est pourtant à cet exercice que s’est prêté Christian Lacroix en portant au plateau La Vie parisienne du compositeur Jacques Offenbach, dans cette création de 2021. L’apparente légèreté de la musique et du livret vient y rencontrer l’exigeante excentricité du plateau sous le regard d’un artiste complet qui ne laisse rien au hasard. Autant dire que pour une première expérience dans un univers – l’opéra – souvent coincé dans une approche scénique d’apparat, cela relève déjà du défi réussi. Car oui, Christian Lacroix réussit sans détour son intronisation parmi les metteurs en scène, et c’est plaisant !
Il y a d’abord la démarche qui caractérise la création de ce spectacle. En cherchant à rétablir la version originale de La Vie parisienne, écrite en cinq actes avant de se trouver amputée au fil du temps d’une partie de son matériau musical et dramaturgique, Christian Lacroix prend déjà le parti de vouloir montrer une œuvre intégrale et, par extension, de ne pas faire les choses à moitié. Novatrice dans la carrière d’Offenbach pour son sujet très contemporain – il y est question du Paris mondain du XIXe et d’intrigues intimes qui tournent autour de l’adultère et des quiproquos qui rappellent les grandes heures du vaudeville –, cette pièce trouve aussi une certaine fraîcheur dans cette mise en scène qui emprunte autant aux codes de l’opéra, du théâtre ou du cabaret.
En s’appuyant sur une scénographie – certes impressionnante mais jamais hors propos – qui nous plonge dans un Paris entre Eiffel et notre siècle, Lacroix imagine un plateau qui évolue au gré des actes et fait le choix des changements à vue qu’il conçoit comme des interludes artistiques plus que techniques. Mettant à contribution son sens de l’esthétique au service d’un tableau d’ensemble, le metteur-en-scène-scénographe-costumier s’amuse ainsi à convoquer des créatures excentriques lâchées dans un univers burlesque qui vient mettre à mal une haute société régie par la bienséance et les apparences derrière lesquelles s’émaillent les fastes et les mœurs.
Sur ce fond, Christian Lacroix prend d’ailleurs un malin plaisir à gratter le vernis pour mettre à jour ce qu’il recouvre. Du rideau de scène – qui laisse entrevoir la décrépitude par-delà la surface – aux toiles imprimées taille réelle à l’image d’échafaudages de notre temps qui émoussent les ors du “grand monde”, le metteur en scène fait de La Vie parisienne un grand cirque sociétal que l’on relie sans effort à notre époque moderne. Comme pour appuyer son propos, il n’hésite pas à brouiller les frontières pourtant très codifiées de l’opéra, créant des ouvertures de la scène à l’orchestre, de la scène à la salle, et prenant le plateau pour prétexte à un défilé de mode dégenré ou à des numéros très music-hall portés par huit danseurs qui embarquent avec eux toute la distribution.
En faisant le choix de cet opéra-bouffe pour sa première création, Christian Lacroix propose une vision exaltée – et exaltante ! – de l’œuvre d’Offenbach, dans une réflexion artistique qui ne cède rien à la facilité ni au superflu. Il signe avec La Vie parisienne une entrée soignée et pertinente dans la mise en scène… à découvrir avec délectation.