Sa réputation de veuf noir a beau le précéder, Barbe-Bleue n’en a pas pour autant fui la cour du roi Bobèche. Il semble même plutôt dans son élément, dans ce royaume régi par un souverain aux airs de Donald Trump, qui ne semble plier ni sous les accusations ni sous le ridicule. Ici la politique qui fait loi est celle des courtisans, et quiconque s’y oppose est renié. L’opéra bouffe d’Offenbach recèle bon nombre de thématiques qui se lisent aisément à notre époque. Mais dans son adaptation, c’est une version sans concession que signe Marion Guerrero, en se défaisant de l’image fictive et fantasmée du seigneur de conte pour en faire un ogre prédateur, symbole d’une société dont on voudrait faire le procès.
C’est précisément dans l’immense décor d’une salle d’audience que s’ouvre l’opéra. D’emblée, la metteuse en scène pose le cadre d’une histoire qui appartient au passé et dont il s’agit désormais de tirer les conséquences. Traîné dans le box des accusés, Barbe-Bleue n’a rien de particulièrement effrayant. Au contraire, le costume aussi bien taillé que sa barbe de séducteur, il apparaît bien loin de l’image cruelle qui accompagne son histoire. Mais que les apparences ne viennent pas perturber le travail de la justice : derrière l’image imperturbable se dresse le portrait d’un homme froid et sans scrupule, jusque-là jamais inquiété dans sa cruauté.
Dans une scénographie adaptative conçue par Daniel Fayet, Marion Guerrero développe le récit entre le tribunal et les différentes reconstitutions du procès. Ainsi, elle ramène systématiquement au cœur du dispositif la nécessité concrète d’une prise de conscience générale. Pour cela, la metteuse en scène n’hésite pas à réécrire le livret, retirant au personnage éponyme son aura de martyr qui n’aurait jamais à répondre de ses actes. À croire que, même dans une Amérique suprémaciste et viriliste, persiste l’espoir d’une société qui considère les comportements agressifs sexistes et sexuels et les punit.
La lecture de cette version a beau être limpide dans sa contemporanéité, il est essentiel de dire qu’elle n’a pourtant rien de moralisateur. Elle se pose davantage comme un regard sur le monde, laissant l’interprétation globale à chacun, au gré d’un large faisceau d’indices disséminés d’un bout à l’autre de la représentation. De la sorte, Marion Guerrero propose plus qu’elle n’impose, mettant à profit l’humour et la légèreté inhérents à l’œuvre pour dépeindre un paysage socio-politique qui ressort avec une grande justesse à travers la farce.
Portée par Opéra Junior, cette pièce dit aussi tous les combats, en cours ou à venir, auxquels se confrontent les jeunes générations. Cette lutte, qui se mène avec un optimisme non feint, puise sa force dans la fougue, la détermination, le désir et le professionnalisme des jeunes interprètes. Il est bon de se rappeler, à l’heure où l’obscurantisme gagne chaque jour un peu de terrain, que le temps n’est pas à la reddition et que même les piédestaux les plus solides peuvent encore trembler.
Barbe-Bleue
Création 2025 Opéra Orchestre National Montpellier
Opéra bouffe de Jacques Offenbach / Livret original Henri Meilhac et Ludovic Halévy / direction musicale Jérôme Pillement / mise en scène et adaptation du livret Marion Guerrero / scénographie et costumes Daniel Fayet / lumières Olivier Modol / assistante à la mise en scène Élodie Buisson / assistant aux décors Roméo Sirven / chef de chœur Albert Alcaraz / cheffe de chant Valérie Blanvillain / Barbe-Bleue Gabriel Rixte / Solistes Opéra Junior / Chœur Opéra Junior / Orchestre national Montpellier Occitanie / Orchestre Tremplin du Conservatoire à Rayonnement Régional de Montpellier (Cité des Arts)
Du 29 au 30 avril 2025 : Opéra Orchestre National Montpellier