Orsten Groom : « Quand je vais à Lascaux ou à Chauvet, je vois des collègues »

Le Musée Paul Valéry présente Volcan du coma, une rétrospective de Simon Leibovitz-Grzeszczak, plus connu sous le nom d’Orsten Groom dans le monde de l’art. Représenté par la galerie Templon, l’artiste compte parmi les peintres les plus talentueux de sa génération. À vingt ans, alors qu’il est étudiant aux Beaux-Arts de Paris, il est victime d’une rupture d’anévrisme qui le laisse amnésique et épileptique. Lors de sa convalescence, il apprend qu’il est peintre avant de réintégrer l’école. Depuis, Orsten Groom développe une œuvre ultra référencée, convoquant les maîtres de la peinture, mais aussi des questionnements métaphysiques. Ces peintures ensorcelantes, intenses, riches, troublantes et puissantes provoquent un bouleversement des émotions et des sens. Voyager au milieu des toiles d’Orsten Groom se rapproche d’une expérience mystique. Rencontre avec celui qui nous dit que la peinture « est une puissance qui est la seule à prendre le monde en charge et à le réguler ».

Thibault Loucheux-Legendre  - Rédacteur en chef / Critique d'art
18 mn de lecture
Photo : Margaux Horel / Snobinart

Vous présentez une exposition au Musée Paul Valéry qui s’intitule Volcan du coma. Pourquoi ce titre ?

La formule n’est pas de moi, mais d’un poète contemporain qui s’appelle Boris Wolowiec, avec qui je suis en correspondance depuis quelques années et qui est très attentif et très sagace aux enjeux qui sont les miens. Il a développé une attention critique assez extraordinaire. Il lui semblait que cet épisode du coma est la référence tellurique que j’emploie de temps en temps, sachant que je considère le Vésuve comme l’un des plus grands artistes ayant jamais vécu, il est toujours en activité d’ailleurs… Il y avait une source vive par rapport à l’art et à la peinture à la fois éruptive et dormante qui correspond parfaitement à ma conception d’un flot des origines. Ce flot d’origines excède de très loin l’étalon humain, l’archive humaine, la mémoire personnelle… pour établir un rapport au monde qui ne serait non pas de pouvoir ou d’idéologie mais de puissance. Au même titre que le jeu est une nécessité psychique pour toutes les créatures vivantes, pour les animaux et même les microbes il paraît… C’est en tout cas à partir de cette aptitude-là que j’ai établi un rapport assez radical de confiance envers la peinture. C’est une puissance qui est la seule à prendre le monde en charge et à le réguler.

Quand on regarde vos toiles, on se demande si ce Volcan du coma n’est pas aussi un « voyage dans le chaos » ?

Le Chaos on y est, ce n’est pas de ma faute (rire). Disons que c’est un chaos qui serait paramétré par un raisonnement qui serait celui de la peinture. La peinture ne résonne qu’en peinture, la musique raisonne en musique… Si par chaos vous faites référence à l’aspect des tableaux, en effet, la particularité de ce qui est montré ici c’est qu’il ne s’agit pas d’images. Dans le sens où une image est une information immédiatement lisible, claire, à laquelle je préfère le mode du fatras qui est le terme que l’on emploie pour parler de l’art préhistorique pariétal qui fonctionne par recouvrement et superposition dans l’espace et dans le temps parfois… Le fait de ne pas proposer d’images dispose un état de peinture immédiate dans sa matérialité… La peinture c’est de l’informe. Victor Hugo disait : « tout se déforme, même la forme ». La peinture est le medium de prédilection de résistance à cette déliquescence du sens, du rapport au monde. Ces tableaux sont aussi des boucliers, ils résistent à l’interprétation tout en offrant une interprétation qui excède ce dont tout un chacun pourrait s’emparer en terme de message, en terme de communication. Je ne m’exprime pas, mais mes tableaux m’expriment. Etant donné que la peinture m’instruit et que ce n’est certainement pas l’inverse, la peinture me propose une interface qui serait celle d’un texte ou d’un langage spécifique qui correspondrait assez bien à la définition de la loi chez Kafka, quand il dit : « la loi, elle te prend quand tu y pénètres et elle te rejète quand tu en sors ». 

Photo : Margaux Horel / Snobinart

J’aime beaucoup votre travail parce qu’il me paraît à la fois très contemporain tout en étant intemporel. Vous convoquez notamment pas mal de maîtres de la peinture… On voit Lascaux, Van Gogh, Munch, Pollock…

Je les prends tous !

Goya, Picasso, Basquiat…

Basquiat, oui il y a une couronne, qui ne vient pas de Basquiat !


Vous convoquez donc ces maîtres pour créer votre propre langage…

Oui parce qu’on est tous les mêmes ! Tout simplement. On occupe tous la même fonction qui est de peindre la peinture. Quand je vais à Lascaux ou à Chauvet, je vois des collègues, je n’en suis qu’un autre si vous voulez. Disons que ma mémoire est autant faite de tableaux que d’expériences personnelles. Si on me parle de pomme, je vais d’abord penser à une pomme de Cézanne ou de Magritte plutôt que celle que j’ai dans le frigo chez moi. Je me branche sur cette chose qui est la peinture, qui a sa propre mémoire, qui se connaît elle-même… En peinture on peut faire pleurer Jacqueline, il n’y a pas de problème ! On peut prendre en charge des atrocités, des choses de la guerre en leur offrant une stase de sens, d’interprétation et de rapport sensible qui ne sera plus de l’ordre du pouvoir ou de la hiérarchie humaine mais de la puissance. Etant donné que c’est ce à quoi travaillent tous les peintres depuis qu’il y a peinture, cela me semble tout à fait naturel de convier les collègues dans ce bain turc qui est le nôtre. Après l’aspect référentiel est parfois lisible, parfois moins, parfois totalement recouvert par d’autres couches de peinture, parce qu’il appartient à la chaire même du tableau et que la peinture se connaît elle-même. C’est aussi une façon de faire dialoguer ensemble les époques qui peuvent être totalement disparates. Quand un tableau vous présente en même temps un cheval de Lascaux et un fifre de Manet, le monde parle selon son propre langage auquel j’essaie d’être attentif. Après, s’il s’agit de me demander si je me sens appartenir à une filiation, une école… je dirais que je suis quand même un peintre du nord, je ne suis pas vraiment un peintre français. C’est plus une ligne qui irait de Bosch à Mondrian, et où il ne faudrait surtout pas minimiser Mondrian, bien au contraire… en passant par le grotesque de James Ensor, la profusion de Jordaens, dans le rapport à la lumière de Turner avec la situation du contre-jour et de la saturation. Je me retrouve assez bien dans cette lignée-là.

Je vous disais qu’il y avait un côté intemporel dans votre peinture, mais également un côté contemporain. Pour ce rapport à notre époque, j’entends ici que vos tableaux sont très intenses, comme notre époque…

Elles l’ont toutes été je pense…

C’est vrai, mais nous sommes confrontés à une multitude d’images, on trouve également beaucoup d’oppositions…

On dit ça oui, mais d’un côté quand on parle d’images, on n’a pas remarqué qu’il y a une chose qui a disparu, c’est la photographie. La photographie n’existe plus, l’objet photographique n’existe plus. On n’en a pas l’impression, parce qu’on en prend avec le téléphone, on continue d’appeler ça des photos, mais ça n’en est pas. Le fait d’avoir sur soi des images de ses proches oui, mais on ne les imprime plus. C’est un objet qui disparaît sans qu’on s’en rende compte.

Là où je voulais en venir, c’est que cette multitude crée un bouleversement des sensations, comme quand je regarde un de vos tableaux.

En effet c’est une résistance quelque part. C’est aussi pour ça que je tiens à ce que mes tableaux ne soient pas des images. Ce sont des dispositifs si vous voulez, comme le sont les grottes pariétales ou comme l’étaient les icônes par exemple. Cela propose autre chose que de l’image dans le sens où ce sont tout sauf des illustrations de la société et la société n’a pas à se mêler de ce que font les artistes. C’est comme Groucho Marx qui disait qu’il avait un deal avec les mouches, qu’il ne marchait pas au plafond et qu’en échange elles le laissent tranquille. L’époque me fait absolument horreur,mais ce serait oublier la confiance totale et radicale que j’ai envers cette chose qui est l’art, qui sait et qui saura réguler pour nous notre propre défaillance.

Photo : Margaux Horel / Snobinart

Vous abordez également beaucoup de questionnements métaphysiques, ou d’une manière plus générale l’histoire, la philosophie, les croyances, les religions, l’art… Pensez-vous que l’art peut se passer de ces questionnements ?

L’art prend tout. Tout. Même les mathématiques sont une forme de poésie étant donné qu’il s’agit d’un langage propre, autonome. Il n’y a rien que l’art ne puisse gérer, manipuler, appliquer, composer et je dirais avant tout avec lequel il ne puisse jouer. Parce que l’art joue avec lui-même, il le fait tout le temps, on n’a aucune idée de ce que l’art peut faire. On ne sait pas. Dans un tableau on peut jouer avec Adolf Hitler, il n’y a pas de problème. Il est totalement inoffensif, il est tellement facile à dessiner. Ce sera juste qu’un rapport de forme et une nouvelle gestion qui ne sera plus historique, qui appartient à un autre mode de… est-ce qu’il faut dire « existence » ? Il faudrait qu’un philosophe prenne le relais. Mais si on doit parler de philosophie, je suis avant tout un immanent, tout existe déjà, tout est déjà là. Un petit peu comme un archéologue qui va déterrer des choses et les réenterrer éventuellement. Je me sens assez proche de types comme Nietzsche, Bergson, Spinoza, ou Lucrèce… Disons qu’il arrive très souvent que des années après avoir fait un tableau, au détour d’une page de Kafka, je me rende compte que c’était cette page-là que le tableau voulait viser. C’est toujours après coup et à rebours que je découvre de quoi il est question.

Finalement, on a l’impression que vous réalisez une peinture ultra référencée qui se libère de son exogénèse pour laisser jaillir une sorte d’autonomie infinie. Est-ce le cas ?

Oui, après il y a un autre mode qui intervient, c’est celui de l’humour. Notamment les jeux de mots visuels, parfois extrêmement débiles, ou qui vont former des analogies. Ou des situations grotesques, des rapprochements de sens… Tout d’un coup tel motif va trouver une nouvelle fonction, une nouvelle affectation, quitte même à être libéré de la fliction dans laquelle il était mis en scène originellement. Disons que tous ces motifs et ces personnages sont convoqués comme des témoins à qui il est garanti une dignité totale, même dans le raisonnement grotesque ou carnavalesque, aucune figure ne peut s’arroger le sujet du tableau. Aucune figure ou aucun motif ne va être plus proéminent qu’un autre, ils seront tous à équidistance. Alors en effet, dans une danse qui a pu emprunter à la danse macabre à un moment, ou à la ronde de nuit pour parler Rembrandt… Elle n’est pas facile votre question… C’est-à-dire que ces motifs ont leur identité en effet, qui leur est reconnue, confirmée et j’espère protéger par cet éboulis de peinture de la même façon que le Vésuve a protégé les fresques de Pompéi.

Vous développez une œuvre protéiforme avec différentes pratiques. Quelle est la place de la musique ou du film dans votre œuvre ?

Une idée de mélodie se fait en musique, un peu de la même manière qu’une idée de tabouret on va penser boiserie ou qu’une idée de tableau va opérer par un raisonnement pictural. Ce sont des raisonnements qui sont vraiment très distincts les uns des autres. J’ai abandonné la peinture à un moment pour faire un film qui parlait de peinture principalement. Il y avait une nécessité de rabattre les cartes et de trouver une grammaire qui me soit propre. Disons que le fait d’abandonner la peinture pour y retourner m’a permis de véritablement entendre, comprendre et manier ce qu’est un raisonnement pictural et non pas l’illustration d’autre chose. La musique, il y en a dans l’exposition, elle se partage avec cette peinture un certain aspect, ça flirte avec l’informe avec le boueux, avec le dégueulasse. Et en même temps j’ai tenté de trouver un point d’équilibre… ça convoque quelque chose qui est de l’ordre de la hantise de l’informe et de la déliquescence. En l’occurrence, ce que j’essaie de maintenir ce sont comme des espèces de digues, de barrages, par la pondération, d’une situation d’équilibre, pour que in extremis ça tienne et que ça résiste. C’est une mentalité de bouclier. Tout ce qui est art, j’adore et je suis pour, il n’y a que ça qui existe. C’est la seule autorité que je reconnaisse au monde. C’est certainement pas un bonhomme pour qui on vote… ça va pas m’impressionner. Tous les types de raisonnement qui s’extraient d’un rapport de pouvoir pour se remettre à une sorte de puissance… Après il faut voir de qui on parle, des artistes il y en a des bons, des mauvais… On n’est pas là pour compter les points. En art on n’est pas là pour s’exprimer. Si on veut s’exprimer on va au bistro, on boit ses pintes et on gueule ce qu’on a à dire sur Mélenchon, Pol Pot ou je sais pas qui… Tout le monde s’en fout et les tableaux en premier. Ils ont d’autres choses à gérer et ils en ont vu d’autres. C’est une sorte de profession de foi qui incarne la seule possibilité de survie possible dans ce monde de merde.

Vous exposez au Musée Paul Valéry à Sète, vous qui êtes attaché aux symboles, c’est une ville qui est marquée par la peinture et la Figuration Libre. Je crois que vous avez suivi les cours de François Boisrond qui a fait une rétrospective dans les mêmes salles que vous il y a un ou deux ans…

C’est marrant hein (rire) ? Si tant est qu’on puisse dire que François me donnait des cours (rire). Cela s’organisait effectivement en atelier et je faisaispartie de l’écurie Boisrond / Alberola. Je suis extrêmement reconnaissant à Boisrond d’avoir très tôt compris que j’allais avoir besoin d’un très long temps de développement et de maturation, et donc en gros de ne rien m’avoir instruit du tout. Il est parvenu à créer un cadre de floraison en quelquesorte. Il y a une joie au travail, une joie de faire et une exigence hilare qui m’a permis de trouver des rapports, de me disposer de façon beaucoup plus « libre », puisqu’on parle de Figuration Libre. Probablement que je l’aurais été autrement, le risque était pour moi de me sortir de moi-même. Il y aura bientôt au musée une rencontre avec Hervé Di Rosa (le 3 décembre dernier, ndlr) et la Figuration Libre a été le dernier grand mouvement d’inventeurs de formes en peinture, avec des gens qui ont énormément évolué, qui ont remis sur l’établi leur pratique, leurs questionnements, leurs enjeux, leur grammaire… Je suis ici chez mes mères.

Thibault Loucheux-Legendre

Après avoir étudié l'histoire et le cinéma, Thibault Loucheux-Legendre a travaillé au sein de différentes rédactions avant de lancer Snobinart et de se spécialiser dans la critique d'art contemporain. Il est également l'auteur de plusieurs romans.

Également dans : Snobinart N°16
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Par Thibault Loucheux-Legendre Rédacteur en chef / Critique d'art
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