Il y a des artistes qu’on ne découvre pas dans les salles d’exposition. J’avais déjà rencontré une œuvre de Manuel Dampeyroux à l’occasion de l’exposition Breathtaking organisée par Mécen avec Kate Wyrembelska à l’Hôtel Baudon de Mauny en 2021. J’étais juré pour sélectionner les œuvres de l’exposition et j’avais trouvé que le tableau Les Barbies était saisissant… Malgré la force indéniable de la toile, je ne suis pas allé plus loin. Une exposition en chassant une autre, l’univers de Manuel s’était rangé dans les méandres de l’inconscient si cher à l’artiste…
Voilà quelques semaines que je suis tombé à nouveau sur l’une des toiles de Manuel Dampeyroux sur Instagram. J’ai tout de suite reconnu son univers si caractéristique marqué à la fois par un style classique et l’inquiétante étrangeté théorisée par Freud. Cette fois, il fallait que je le rencontre, il fallait que je comprenne. L’artiste a fait du chemin depuis, exposant de New-York à Riyadh… Nous avons souhaité exposer une de ses toiles à l’occasion du salon Art Montpellier afin de partager son univers si singulier aux visiteurs de la foire d’art contemporain.
Je vais commencer par une question très large, que représente la peinture pour toi ?
Oui c’est une question extrêmement vaste. Je dirais que c’est un moyen d’expression. Le moyen d’exprimer, de traduire, disons un espace mental. Je pense que l’artiste n’a pas le monopole des idées, mais en revanche il est capable de les traduire en objet concret. Que ce soit la peinture, la sculpture ou dans un livre… Le plus compliqué ce n’est pas d’avoir des idées, mais c’est de pouvoir les concrétiser et surtout qu’elles deviennent pertinentes pour les autres. Avoir une sensation personnelle c’est très bien, mais faire quelque chose qui va parler à d’autres c’est assez compliqué… Je dirais que la peinture c’est une ouverture sur le monde. C’est comme ça que j’ai découvert des problématiques de l’humain, le rapport des hommes aux animaux… Je dirais que la peinture c’est d’abord une ouverture et un moyen d’expression.
Comment tu es arrivé à la peinture ?
J’étais extrêmement dessinateur, j’ai commencé très petit. C’est en regardant des peintures que je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose d’autre à faire que le dessin qui était une sorte de base qu’on pouvait compléter par quelque chose supplémentaire. J’ai commencé par la peinture acrylique d’abord, technique qui ne m’a pas énormément convaincu. Après je suis rapidement passé à la peinture à l’huile. Je regardais les tableaux des grands maîtres anciens, du XVe jusqu’au XIXe et je me suis essayé à ça sans rien y connaître ou sans avoir aucun formateur ou un quelconque mentor dans le milieu puisque je n’étais pas dans le milieu justement. Je m’y suis mis comme un expérimentateur, j’ai lu quelques livres un peu « la peinture pour les nuls »… Et c’est en faisant, en ratant et en refaisant qu’on y prend goût et qu’on comprend ce qu’on fait. En parallèle j’ai commencé des études d’art qui m’ont fait découvrir de nouvelles choses, une nouvelle façon de penser, du coup on étoffe un peu son bagage. Je dirais que la peinture est venue en regardant beaucoup. Sachant que je ne suis pas issu d’un milieu artistique, que ce soit ma famille, mes parents, ni le milieu dans lequel j’ai grandi jusqu’à dix-huit ans. Je n’ai pas grandi à Montpellier, j’ai grandi dans l’est de la France, à la campagne. Je n’étais absolument pas amené à être connecté avec l’art. J’ai eu quand même la chance de voyager avec mes parents. Aller en Égypte, découvrir les temples… je pense que ça a joué. Mais c’est aussi un rapport personnel, une curiosité pour la peinture, pour le cinéma… tout ça s’est mélangé et ça m’a donné envie de faire.
Tu as un style qui est très singulier que tu définis comme une « peinture silencieuse », peux-tu nous en parler ?
La peinture silencieuse est une volonté de dépeindre les profondeurs de l’âme. Je dirais qu’il y a trois sous-thèmes : le vide existentiel, la dualité humaine et la quête de la personnalité. Quand on parle de « peinture silencieuse », de fait toutes les peintures le sont, puisque ce ne sont que des peintures. Après on peut voir que certaines peintures sont plus bruyantes, ou qu’elles évoquent plus du vacarme. Si on prend par exemple les peintures de Bacon, je me souviens qu’il y avait eu un article sur l’esthétique du cri chez Bacon. Ce sont des personnages qui hurlent, donc on n’est pas dans une peinture silencieuse. Il y a aussi Le Cri de Munch ou des tableaux de Renoir… Mais là disons que la manière d’aborder le silence c’est une absence de bruit évidemment, mais c’est aussi la manifestation de la vie psychique. Mes toiles se situent dans une peinture très psychologique, psychanalytique, métaphysique… C’est pas du surréalisme dans le sens où les scènes qui sont représentées sont totalement possibles d’un point de vue physique. C’est pas Magritte avec un château dans les nuages… ou des choses comme ça. Il y a un côté qui touche à l’inquiétante étrangeté. C’est le familier mais comme une sorte de réalité alternative.
Est-ce que tu peux nous parler de ton processus de création ?
C’est totalement inspiré des maîtres hollandais du XVIIe. C’est une peinture qui est extrêmement dessinée au départ, très réfléchie dans des carnets de croquis, avec une grande réflexion sur la composition de l’image. Je m’intéresse beaucoup à ce qu’on appelle la géométrie secrète des peintres. C’est une peinture néoclassique donc c’est quand même très structuré. Il y a beaucoup de croquis, beaucoup de place pour la préproduction. Ensuite le tableau est dessiné sur une toile préparée, puis je peins par couches successives. Les premières couchent vont être plutôt dans les bruns, dans les couleurs chaudes. Mes tableaux ont une dominante de couleurs très froides. La sous-couche va faire ressortir les couches successives. C’est une manière de peindre au départ avec un lavis, donc une peinture très diluée, puis après des peintures qu’on appelle « en grisaille », c’est-à-dire une peinture uniquement dans des tons marrons- blancs qui vont faire ressortir des volumes, ça va laisser comme une empreinte sur le tableau. Ensuite on va peindre le tableau en couleur avec les effets de textures. Puis, par plusieurs couches on va peindre certaines zones avec des glacis, donc une peinture très transparente qui va venir vraiment donner une intensité aux ombres et faire ressortir la lumière. C’est vraiment tout le travail des volumes, comme c’est une peinture qui se veut réaliste. C’est une technique très classique. L’idée c’est d’avoir une vision de la modernité et du contemporain avec une méthode très classique. Il y a deux univers qui s’entrechoquent. Il y a aussi la question de la durée de vie. Les tableaux du XVe, XVIe, XVIIe sont les mieux conservés. Je pense beaucoup à ça et à la durée de vie des œuvres. Je ne conçois pas mes tableaux comme des créations éphémères ou temporaires. Il y a vraiment un objectif de durer sur le long terme.
Tu nous parlais de cette technique classique qui s’entrechoque avec le contemporain. Qu’est-ce qu’il y a de contemporain dans tes tableaux ?
Ce sont des tableaux qui sont conçus comme des puzzles avec une pièce manquante. Ce qui est le plus important c’est pas ce qui est représenté, mais ce qui est suggéré. ↓Ça donne à voir au spectateur des choses qui ont l’air familières mais qui ne le sont pas totalement. Comme ça parle de l’inconscient, il n’y a pas de marqueurs temporels. On trouve à la fois des éléments qui font penser au XVIIe siècle, notamment l’architecture avec les colonnes ioniques, ou par les tenues des personnages, on est parfois dans les années 1930, 1940… on ne sait pas exactement. Il y a des objets qui peuvent venir du XIXe siècle, ou des années 1970… Il y a perte de repères temporels, voire même de repères spatio-temporels puisque ce sont des intérieurs que je reconstitue vraiment. Il y a donc cette friction entre quelque chose qui semble être connu de loin, mais si on prend un peu de temps on se dit qu’on n’y connaît rien. On est un peu dans le vague. C’est une sensation qu’on peut retrouver dans les films d’Antonioni. On voit des lieux qu’on connaît, mais filmé différemment on a l’impression d’être ailleurs. Je pense qu’il y a un peu de ça dans mes tableaux.
Tu as fait référence au cinéma, parlons- en. Tu es passionné de cinéma et particulièrement du Nouvel Hollywood. Qu’est-ce qui te plaît dans ce mouvement ?
La démarche philosophique de ce courant- là qui s’intéresse aux marginaux et qui a créé le concept de l’antihéros. Ce personnage qui va traverser tout le film et qui n’a pas des vertus chevaleresques ou quelque chose comme ça. Ce sont des gens qui sont pas manichéens, ils ne sont pas dans le blanc ou dans le noir, mais vraiment dans le gris. C’est l’ambiguïté qui m’a beaucoup séduit à la base, même si à l’époque je n’avais pas la culture nécessaire pour vraiment analyser les films. Mais ce qui me frappait c’est le côté très ambigu. À la fois on se dit qu’on pourrait admirer certains personnages, mais ils sont aussi horribles par certains côtés. Je trouve qu’il y a une complexité entre la forme et le fond. Il n’y a pas vraiment de signature Nouvel Hollywood dans la forme, que ce soit De Palma, Coppola, Scorsese… ils sont très différents. Mais sur le fond, ils mettent en scène des choses profondes. Dans Taxi Driver, il y a Travis Bickle, Michael Corleone dans Le Parrain, les personnages dans Voyage au bout de l’enfer… ce sont des gens ordinaires dans des situations extraordinaires, ça m’a vraiment marqué. Les réalisateurs du Nouvel Hollywood ont les codes des films classiques en faisant quelque chose de nouveau. Ils ont pas fait table rase du passé comme le cinéma européen. Ils ont des liens avec John Ford, Howard Hawkes… même eux le revendiquent d’ailleurs. Il y a déjà là une synthèse entre le passé et l’avenir. Globalement c’est ce que j’essaie de faire ressortir dans mes tableaux.
On fête cette année le centenaire du surréalisme. Tu disais tout à l’heure que tes tableaux n’étaient pas inspirés du surréalisme, pourtant ce côté étrangeté pourrait être une ouverture vers ce mouvement… et de manière plus globale, quelles sont tes influences ?
Je suis beaucoup plus influencé par l’expressionnisme que par le surréalisme. Ça ne se voit pas comme ça directement, mais on parlait de Munch par exemple, je pense que ces peintres sont intéressés par le côté sombre de l’âme. Le surréalisme se base beaucoup plus sur les rêves, les cauchemars,même si l’inquiétante étrangeté peut se retrouver, chez Magritte il y a ce côté froid… Mais il y a quand même de l’humour dans le surréalisme. Je pense à Dalí aussi qui est dans quelque chose de plus extravagant… Il y a quinze ans, j’étais assez séduit par le surréalisme, aujourd’hui j’en reviens un peu. C’est pas un courant que je regarde beaucoup. On parlait de l’étrangeté, il y a un peintre qui s’appelle Félix Valloton que j’aime beaucoup. Sinon je vais revenir au siècle d’or….
Quel regard portes-tu sur la création contemporaine ?
C’est une vaste question tant la proposition est grande… C’est compliqué d’y répondre. Après, je suis moins sensible à tout ce qui est art de la performance ou à l’installation pour être honnête. Ce qui me rend moins sensible, c’est que j’aime voir la marque de l’artiste, même sur une œuvre que je n’aime pas. Quand c’est des œuvres gigantesques faites dans des ateliers avec des centaines de personnes, je sais pas trop quoi en penser, je suis assez distant par rapport à tout ça. Je dirais pas que je suis dans la beauté ou la laideur, mais ça me laisse assez froid de penser que l’artiste n’a pas vraiment mis sa main dans l’œuvre.
Tu participes à Art Montpellier en présentant un tableau sur le stand de Snobinart. Est-ce que les foires sont devenues indispensables pour les artistes ?
C’est très difficile d’y participer. Globalement, c’est très compliqué pour les artistes. Les foires c’est très bien, mais il y a toujours le risque de ne pas vendre. Même si quand on crée des œuvres on ne pense pas à les vendre, on est très vite rattrapé par la réalité économique. On a envie de participer aux foires. Malheureusement il y a beaucoup d’artistes qui restent de côté.
Tu parles des difficultés que peuvent rencontrer les artistes aujourd’hui dans une période compliquée pour la culture… Comment le vis-tu au quotidien ?
Il existe un mur entre beaucoup d’artistes et les institutions. C’est vraiment un mur, les gens de l’extérieur ne comprennent pas toujours pourquoi tel artiste n’expose pas dans tel endroit… On aimerait bien, mais on a beaucoup de mal à faire le lien avec des centres d’art, des institutions, des fondations… Beaucoup ont un diplôme d’art, j’en ai un, mais ça n’aide pas beaucoup dans les démarches.
Ce qu’il manque c’est peut-être quelqu’un qui pourrait créer ce lien qui manque entre l’artiste et l’institution ?
Oui c’est ça, un agent, un médiateur… Quelqu’un qui est capable de faire des connexions. C’est parfois un milieu et c’est compliqué d’y entrer. On demande aux artistes d’y aller à l’aveugle, sans méthode particulière.