Quelle belle idée que cette exposition Entre les lignes ! Lorsque nous avons appris que le Mo.Co souhaitait réaliser un focus sur l’art et la littérature, il était difficile de ne pas s’enthousiasmer tant les deux disciplines ont entretenu des liens étroits dans l’histoire de notre pays. De plus, quand nous avons choisi la voie de la critique d’art, c’est avec un intérêt certain que nous approchons du jardin réalisé par Bertrand Lavier pour découvrir cette exposition..
Pour mettre en espace cette ambition, l’institution montpelliéraine a invité cinq auteurs afin que chacun d’entre eux nous propose une exploration des liens immenses qu’entretiennent l’art et la littérature. Ainsi, Daniel Rondeau rend hommage à Eduardo Arroyo, Maryline Desbiolles propose de poser son regard sur des œuvres qui lui sont familières, Christine Angot se joint à l’architecte Patrick Bouchain pour une pièce intitulée Dressing, Jakuta Alikavazovic pense l’exposition comme un sentiment personnel et Jean-Baptiste Del Amo poursuit une recherche autour de la violence. Après une longue visite de presse au Mo.Co, puis au Mo.Co Panacée, il est difficile de trouver un véritable lien autre que l’intitulé initial tant les expositions des écrivains sont radicalement différentes. En échangeant à la fin de la visite avec plusieurs confrères, il nous paraissait évident qu’Entre les lignes n’est pas une, mais bel et bien cinq expositions disposées les unes après les autres et guidées par la liberté de leurs auteurs. Il nous faut accorder une mention spéciale au Mo.Co qui a fait ce choix audacieux de la liberté. En prenant cette direction, l’institution a accepté qu’Entre les lignes ait des forces et des faiblesses, des perfections et des imperfections. L’exposition aurait peut-être gagné en qualité par la présence d’un cadre ou d’une ligne plus directrice que son seul intitulé. On ne sait pas trop sur quel pied danser, l’ensemble est décousu, inégal, brouillon, les transitions et les liens entre les chapitres sont inexistants… Des critiques que certains avaient déjà soulignées l’année dernière pour Immortelle, mais il faut croire que le Mo.Co parvient toujours à retomber sur ses pieds, assumant souvent les imperfections par des engagements, ici peut-être le plus noble : la liberté. Au-delà de l’exposition en elle-même, cette recherche autour de l’art et la littérature promet des événements satellites autour du sujet qui promettent d’être passionnants.
Plus je pense à cette visite de presse, plus je me fais la réflexion que la présence des auteurs me paraissait indispensable au parcours, chacun nous permettant de découvrir sa création curatoriale avec sa sensibilité, son caractère, sa timidité ou son exubérance. Certains en ont beaucoup dit, d’autres peu et ce dialogue entre l’auteur et son exposition était une nécessité absolue. Explorons chacune des expositions.
Préambule historique (au Mo.Co)
Une introduction à la critique d’art littéraire
Le parcours débute par un académisme certain qui n’est pas pour nous déplaire à travers une introduction retraçant les liens historiques entre art et littérature. Des œuvres de maîtres côtoient les textes qui les ont transcendé, montrant le vif intérêt que les plus grands auteurs français ont eu pour l’art. Ainsi, nous retrouvons des textes de Denis Diderot, Charles Baudelaire, Paul Valéry, Paul Claudel, Francis Ponge, André malraux et Simone de Beauvoir qui se confrontent à des œuvres de Goya, Richier, Bacon… Cela permet de donner le début d’un fil conducteur à une exposition qui n’en a pas vraiment.
A la fin de ce préambule historique, le Mo.Co propose un film qu’il a produit d’une heure réalisé par Aloïs Aurelle dans lequel nous pouvons voir une vingtaine d’artistes (Abdelkader Benchamma, Vincent Bioulès, Robert Combas, Johan Creten, Hervé Di Rosa, Agnès Fornells, Sofia Lautrec, Clara Rivault…) évoquer leur rapport à la littérature. Une belle idée qui retourne le problème de l’exposition : ce ne sont plus les auteurs qui révèlent leur lien avec l’art contemporain, mais les artistes qui dévoilent l’influence des livres sur leurs créations.
Chapitre I – Mo.Co
Daniel Rondeau de l’Académie Française, Eduardo Arroyo et la littérature
Comme il le confiait à Thierry Ardisson dans l’émission Lunettes noires pour nuit blanche, Eduardo Arroyo voulait devenir écrivain, mais son départ de l’Espagne en 1958 après les pressions du régime franquiste en a décidé autrement : « cet éloignement de l’Espagne et de la langue m’ont peut-être fait devenir peintre. » Artiste de la Figuration narrative, ce premier chapitre intitulé Eduardo Arroyo et la littérature fait le lien avec Immortelle, première exposition transversale réalisée par le Mo.Co et consacrée à la peinture figurative présentée il y a un an.
C’est l’Académicien Daniel Rondeau qui a choisi de mettre en lumière l’œuvre d’Eduardo Arroyo. La rencontre entre les deux hommes s’est faite autour de leur passion commune pour Balzac et la boxe. Dans le catalogue de l’exposition, l’écrivain nous présente Arroyo comme « écrivain et peintre« , le rapprochant de plusieurs références comme Flaubert, Homère, Cervantès… et dévoilant le spectre littéraire présent dans ses tableaux.
Réalisée avec Fabienne Di Rocco, cette exposition montre l’œuvre de l’artiste à travers une soixantaine de créations (peintures et sculptures): « sa peinture racontera toujours des histoires, liées au contexte politique, aux grands récits qui nous nourrissent, à une culture européenne commune. » Une œuvre foisonnante et incontournable qui a marqué la figuration ces dernières décennies.
Chapitre II – Mo.Co
Maryline Desbiolles / Bernard Pagès, Paysage au hangar
C’est un couple d’artistes qui est à l’honneur à l’occasion du deuxième chapitre de l’exposition Entre les lignes. Maryline Desbiolles a fait le choix de montrer les œuvres de son compagnon Bernard Pagès. Le titre de l’exposition, Paysage au hangar, fait référence à un livre d’entretiens entre l’écrivaine et l’artiste qui parait en mars 2024. Maryline Desbiolles a imaginé l’exposition à travers leur lieu commun, la Fontaine de Jarrier.
Plusieurs œuvres de l’artiste sont montrées, on retiendra notamment deux installations monumentales que Maryline Desbiolles nous présente dans le catalogue : « J’avais le désir d’exposer deux grands ensembles, deux grands « gestes » à travers les Torses et les Fléaux. L’amandier de la Fontaine de Jarrier, le premier à fleurir comme on sait, a fini par s’effondrer. Dans ces Torses, Pagès l’a bouturé à des torsades de métal peint en jaune. Il y a souvent dans son travail une idée d’une réparation, d’un renouveau. D’une certaine manière, les Fléaux renouvellent la vision des fléaux modestes, mais impressionnants pour l’enfant de Bagat, qui servait à battre le grain. »
A la fin de Paysage au hangar, les visiteurs peuvent découvrir le film de Lucie Pagès Avec le Paysage.
Chapitre III – Mo.Co
Christine Angot / Patrick Bouchain / Dressing
Certainement la meilleure expérience de cette exposition. Accueilli en bas des marches de la dernière salle du Mo.Co par Christine Angot et Patrick Bouchain, le duo nous explique l’histoire de sa démarche. C’est Christine Angot qui débute. Elle nous raconte une histoire avec son ton si singulier, et nous plongeons dedans. Elle explique que Vincent Honoré l’a contacté pour créer une exposition. L’auteure pense d’abord exposer les artistes qu’elle aime, mais trouve la démarche un peu trop académique : « Et puis, une nuit, je me réveille, je suis allongée dans mon lit, dans ma chambre, et, tout d’un coup, je me dis : ce qui serait génial ce serait d’exposer mon dressing. Il est là dans ma chambre, à côté du lit. Et je me dis : il faudrait que je demande à Patrick. » Christine Angot contacte alors l’architecte Patrick Bouchain qui lui donne son accord. Ensemble, ils ont conçu Dressing, une pièce inédite. Sur cette structure faite de cloisons blanches est inscrit le nom de l’œuvre ainsi qu’un texte sur sa genèse, tous deux écrits en rouge. A l’intérieur, on trouve le dessing, avec des vêtements (noirs et une jupe rouge au centre) ainsi qu’une photographie. Il y règne l’ordre, l’incertitude, la sobriété, la violence, la vie aussi… On pense à tous les artistes de l’intimité, à Sophie Calle notamment. A la fin de l’année dernière, l’auteure consacrait justement une chronique à Sophie Calle sur France Inter à propos de son exposition au Musée Picasso : « Au dernier étage, les trucs abandonnés. Mes intentions, mes échecs, mes ratages, ce qui attend dans mes tiroirs, mes projets. Je me suis dit, je vais en finir, mettre au propre, vider les tiroirs, je montre mes idées. Une manière de m’en débarrasser. Ratage d’une vie, le manque, un mec qui vous quitte, un mec que vous quittez, une mère qui ment, moi c’est toujours là-dessus. Nous aussi. Ca pourrait s’appeler « Les choses de la vie de tout le monde, mais elle avec ça, elle fait une œuvre. » Souvent qualifiée de « Reine de l’autofiction », Christine Angot nous offre une pièce avec « les choses de la vie » dans la lignée de son œuvre littéraire : touchante et personnelle.
Chapitre IV – Mo.Co Panacée
Jakuta Alikavazovic, Perdus dans mes pensées
Durant la visite, Jakuta Alikavazovic s’est plus épanouie dans un exercice égotique que dans un partage de sa passion, créant sans cesse des liens entre sa pratique de l’écriture et les pièces présentées à travers des formules construites. Cela se traduit matériellement par la présence de son bureau sur lequel trône son livre. Cette installation n’est pas présentée comme une œuvre mais l’accrochage lui en confère toutes les caractéristiques. Une chose est certaine, le titre Perdus dans mes pensées est bien choisi. Jakuta Alikavazovic nous montre des pièces comme pour créer une mythologie autour de sa pratique. Si la démarche de l’auteure est la plus classique des cinq expositions, elle nous permet également de voir qu’elle est une passionnée en exposant des œuvres captivantes. L’écrivaine avait l’habitude de visiter les musées avec son père et le choix des pièces ainsi que la cohérence de sa création montrent que nous avons affaire à une initiée. Le parcours débute par deux sculptures de Danh Vo qui viennent des collections de Carré d’art et que représentent des morceaux de la Statue de la Liberté de Bartoldi. Nous traversons ensuite un rideau de perles de Felix Gonzalez-Torres qui nous amène à la salle suivante juste après avoir apprécié une œuvre de Claudio Parmiggiani. Cet espace nous transporte dans l’univers mystique de Bianca Bondi. Développant une esthétique poétique proche des artistes travaillant autour de l’anthropocène, l’artiste utilise des éléments du quotidien (une table dressée, une cuisinière et un lavabo) qu’elle cristallise avec du sel. Ce dernier s’apparente alors à de la neige, et transforme les objets en éléments oniriques. Probablement l’exposition la mieux construite des cinq propositions.
Chapitre V – Mo.Co Panacée
Jean-Baptiste Del Amo, autopsia, voir par soi-même
Sans transition… la proposition de Jean-Baptiste Del Amo. En entrant dans la dernière salle du Mo.Co Panacée, nous découvrons un corpus d’œuvres autour de la mort. Rarement une exposition m’a paru aussi dure. Je pense même que c’est la toute première fois que j’éprouve ce sentiment singulier d’oppressement à l’intérieur d’une structure artistique.
L’écrivain nous apporte les explications, impassible, ce qui rajoute une dureté à l’espace morbide. Au fur et à mesure que les secondes passent, l’ensemble imaginé par l’artiste nous paraît insoutenable. Les visages , les corps jaunis… C’est une dissection du corps mort que nous propose l’auteur à travers des pièces et un accrochage se rapprochant du documentaire. Connu pour aborder la violence et la cruauté humaine dans ses livres, Jean-Baptiste Del Amo a souhaité nous confronter à la morgue : « on parle aujourd’hui d’Institut médico-légal -, et plus encore la salle d’autopsie, étaient un lieu qui pouvait délimiter l’espace imaginaire de cette exposition (…) c’est un espace qui a toujours fasciné les artistes, et ce, depuis le XVIIe siècle, avec l’essor de la médecine et de l’anatomie. »
Si la puissance des œuvres est incontestable (on pense notamment aux photos d’Andres Serrano), l’ensemble traduit une certaine fascination de l’auteur pour la mort, qui tournerait presque à l’obsession. Ce « trop » interroge, nous amenant même à nous demander si un visiteur profane ne le trouverait pas gratuit. Une démarche jusqu’au-boutiste loin d’être inintéressante, mais dure à supporter. Nous sommes prisonniers de cette exposition et la seule échappatoire semble être la sortie.