La folie de l’hyperréalisme

Alors que 2023 touche à sa fin, il était important pour nous d’aborder un courant qui a été particulièrement mis en lumière en France cette année : l’hyperréalisme. En effet, plusieurs musées, dont deux institutions majeures ont consacré leur exposition d’été à ce courant : Hyper sensible au Musée d’arts de Nantes et la monographie sur Ron Mueck à la Fondation Cartier à Paris. Quand est apparu ce courant et pourquoi est-il mis en avant aujourd’hui ? Entre trouble, miroir, égocentrisme, fascination et étrangeté, disséquons l’hyperréalisme.

Thibault Loucheux-Legendre
Thibault Loucheux-Legendre  - Rédacteur en chef / Critique d'art
15 mn de lecture

Décidément, 2023 aura bel et bien été synonyme d’un vrai renouveau de la figuration en France. Après vous avoir beaucoup parlé de peinture avec Immortelle au Mo.Co, de Voir en peinture au Musée Estrine, ou encore du changement de regard opéré par le monde de l’art sur les œuvres de Martial Raysse entre autres, la sculpture n’a pas fait figure d’exception… Peut-être même que ce cas de l’hyperréalisme va au-delà de la figuration… Cette année, de nombreuses expositions ont fait la part belle à ce mouvement. Tout commence fin 2022 au Musée Maillol. L’institution parisienne présentait une exposition du 9 septembre 2022 au 5 mars 2023 qui s’intitulait astucieusement Hyperréalisme, ceci n’est pas un corps. Ce titre fait référence à la célèbre œuvre de René Magritte Ceci n’est pas une pipe qui questionnait le rapport de l’art à la réalité. D’abord présentée à Bilbao, Canberra,Rotterdam, Liège, Lyon et Bruxelles, cette exposition interrogeait l’art et le corps dans sa représentation la plus fidèle et précise en exposant les œuvres d’artistes comme George Segal, Ron Mueck, Maurizio Cattelan, Berlinde De Bruyckere, Duane Hanson, Carole A. Feuerman, John De Andrea… Le Musée Maillol nous exprime le but d’Hyperréalisme, ceci n’est pas un corps « L’exposition présente une série de sculptures qui ébranlent notre vision de l’art. Réalité, art ou copie ? L’artiste hyperréaliste tourne le dos à l’abstraction et cherche à atteindre une représentation minutieuse de la nature au point que les spectateurs se demandent parfois s’ils ont affaire au corps vivant. Ces œuvres génèrent ainsi une sensation d’étrangeté́ , mais sont toujours porteuses de sens ». Le pari est gagnant pour le musée qui voit ses visiteurs troublés devant les œuvres…

L’hyperréalisme est né dans les années 1960 aux États- Unis. Cette une période riche pour l’art qui voit de nombreux mouvements se créer dans les quatre coins du monde. Depuis plus de soixante ans, des artistes contemporains se sont emparés de ce mouvement. Les premiers pratiquants sont Duane Hanson, John DeAndrea, George Segal… Ils sont lassés de l’abstraction qui règne en maîtresse aux États-Unis et décident de reproduire des personnages de la manière la plus réaliste possible. L’hyperréalisme apparaît à peu près en même temps que le Pop Art et tous deux se rapprochent àl’époque, notamment en décrivant la société américaine et en abordant la consommation, la vie quotidienne… Il ne cherche pas la beauté ou l’idéal, mais une retranscription précise et fidèle du corps, sans y altérer les imperfections. Mais nous allons voir qu’une représentation la plus parfaite du corps n’est pas une fin en soi et que cette pratique par les artistes couplée à l’importance capitale du regard du spectateur ouvre un champ quasi infini de questionnements.

Après l’exposition au Musée Maillol, deux autres événements artistiques d’envergure ont mis en avant l’hyperréalisme : Hyper sensible à Nantes et la monographie sur Ron Mueck à la Fondation Cartier dans le XIVe arrondissement de Paris. L’institution Nantaise avait déjà exploré l’hyperréalisme à l’occasion de sa réouverture après six ans de travaux en 2017 en plaçant l’œuvre Flea Market Lady de Duane Hanson dans son espace vitré situé rue Gambetta. Les passants s’arrêtaient, intrigués devant cette pièce. Peut-être est-ce cela, le point de départ d’Hyper sensible ? C’est seulement le 1er septembre que nous avons pu voir cette exposition au Musée d’arts de Nantes, soit trois jours avant sa fermeture. Lorsque nous pénétrons dans le hall du Musée, nous avons la belle surprise de découvrir la foule venue pour découvrir les œuvres hyperréalistes exposées durant cette période estivale. Nous apprenons que la structure a explosé son record de fréquentation avec pas moins de 255 000 visiteurs accueillis, soit plus de 100 000 de plus que le précédent record détenu par l’exposition dédiée à Charlie Chaplin en 2019/2020 qui avait réuni près de 150 000 personnes. Une fois à l’intérieur, nous voilà dans l’univers de l’hyperréalisme ! Beaucoup d’êtres humains bougent autour de leurs représentations totalement figées. Un spectacle étrange… Certains s’agitent, regardent les détails, beaucoup prennent des photos… Onze artistes présentent près de quarante œuvres (dont certaines inédites) à l’occasion de cette exposition : Gilles Barbier, Berlinde De Bruyckere, John DeAndrea, Daniel Firman, Duane Hanson, Sam Jinks, Tony Matelli, Saana Murtti, Evan Penny, Marc Sijan et Tip Toland. On découvre des portraits, des corps (nus ou habillés / débouts, assis, à l’envers…), des fleurs / plantes, des objets… tout cela créé un effet d’illusion particulièrement saisissant. Le musée nous explique : « La sculpture hyperréaliste propose, par la représentation minutieusement fidèle des corps, un support de projection, un double, un miroir, provoquant une rencontre singulière entre le visiteur et l’œuvre, entre émotion et fascination, entre identification et rejet… (…) En rejouant les enjeux formels de la sculpture, en mettant en œuvre des techniques extrêmement élaborées, les artistes révèlent l’existant, rendant visible ce qui ne se voit pas mais qui nous atteint dans nos émotions : la sensibilité ».

Parmi les artistes présentés à Nantes, l’une d’entre eux n’est pas inconnue des Montpelliérains. Pour sa première exposition en tant que directeur du Mo.Co durant l’été 2022, Numa Hambursin avait choisi de présenter une monographie de Berlinde de Bruyckere. Il s’agissait alors de la plus importante exposition de l’artiste belge dans une institution française, réunissant pas moins de cinquante œuvres réalisées entre 1999 et 2022. Lesvisiteurs ont pu découvrir le travail de l’artiste avec des dessins, mais surtout ses sculptures en cire représentant la souffrance de l’homme et l’animal (le cheval est son animal de prédilection). Si cette exposition a plus dérangé que plu, elle avait le mérite de ne pas laisser indifférent et ainsi de créer le débat. Leur caractère violent provoque une certaine lisibilité tout en offrant différentes possibilités d’interprétation. Numa Hambursin nous expliquait dans notre N°7 pourquoi il avait choisi de mettre en lumière cette artiste : « Je pense que c’est une œuvre avec une puissance formelle qui peut intéresser des gens qui sont assez profanes. Peu importe qui regarde les œuvres de Berlinde de Bruyckere, on se rend compte qu’elle utilise des matériaux qui ont vécu, que le thème de la vie est capital. En les regardant, on a l’impression que ces œuvres sont vivantes, qu’elles bougent, mais aussi qu’elles créent du silence. L’art contemporain est souvent trop bavard, moi j’aime le silence. C’est une œuvre qui puise dans les mythes fondateurs avec des hybridations entre végétal, animal, humain on est chez Actéon ou ce type de grands récits… elle puise aussi dans la Renaissance flamande avec les frères Van Eyck qui étaient aussi de Gans. Mais cette œuvre parle aussi d’actualité. Souvent nous avons des propositions formelles qui délaissent totalement l’actualité, qui chez Berlinde de Bruyckere est très présente. Il y a des images que l’on voit dans ses œuvres qui tout de suite nous rappellent des faits d’actualité. On pense tout de suite à la question des réfugiés, de la migration, et en même temps cette question de l’exode est l’un des grands thèmes qui parcourent notre histoire ». Cette réponse apporte quelques explications à notre interrogation de départ : pourquoi l’hyperréalisme déplace-t-il les foules dans les musées aujourd’hui ? Incontestablement le sujet réduit la distance longtemps pointée du doigt entre l’art contemporain et les profanes. Durant ma visite de l’exposition Hyper sensible à Nantes, j’ai entendu une femme dire en regardait les visiteurs : « C’est incroyable comme l’être humain est égocentrique ! ». Ces expositions nous plaisent-elles parce que nous sommes centrés sur nous-mêmes ? Il est évident que l’homme souhaite voir ce qui lui ressemble, mais affirmer cela de manière aussi directe est réducteur. Ces œuvres, bien que proches de nous, créent également une grande distance par leur réalisme parfait. Aussi étrange que cela puisse paraître, nous avons besoin d’être intrigués, dérangés, bousculés… Une œuvre hyperréaliste crée un trouble dans notre esprit. Pourquoi notre regard est-il si troublé ? Cette œuvre est là, mais ne vit pas comme nous, elle ne bouge pas, fait silence, tout en nous poussant dans nos retranchements… C’est une image identique à la nôtre, mais qui n’est pas humaine, nous interrogeant ainsi sur le vrai et le faux. C’est une présence absente, nous ramenant à l’inquiétante étrangeté de Freud. Peut-être que l’hyper ressemblance nous agite plus que l’extrême différence…

« Camille » d’Evan Penny pour l’exposition Hypersensible à Nantes – Photo : Thibault Loucheux / Snobinart

En plus de nous questionner sur la réalité, l’hyperréalisme ébranle notre vision de l’art. Cela pose bien entendu la question de la prouesse technique. Pour créer le réalisme, il s’agit de maîtriser les couleurs, l’échelle, la matière… Les artistes qui pratiquent la discipline utilisent des supports différents (cire, grès, résine, bronze, silicone…), pourtant le rendu est quasi-identique. Ces créateurs ont souvent une fascination pour la matière, un rapport quasi-charnel s’instaure alors qu’ils sont dans une imitation des formes et des textures afin d’aboutir à une représentation de l’enveloppe corporelle. C’est une pratique qui a un goût de retour aux origines. Après la naissance, la première découverte de l’enfant est celle de son propre corps. Cette fascination des artistes pour le corps et la peau est communicative, créant un véritable magnétisme qui s’exprime au moment où nous découvrons leurs œuvres.

Pour ce qui est de l’exposition Ron Mueck, une légère différence (de taille malgré tout) est à noter : le caractère monumental des œuvres. Oui, Ron Mueck est un artiste de l’extrême… Si, en vingt-cinq ans de carrière, Ron Mueck n’a réalisé « que » 48 pièces, aucune d’entre- elle n’a laissé le public indifférent. Né en Australie en 1958, aujourd’hui, il est installé sur l’île de Wight dans la Manche. C’est en 1996 que commence sa carrière, créant des pièces troublantes par leur réalisme et leurs dimensions. Après deux expositions en 2005 et 2013, Ron Mueck a installé un ensemble de sculpturesjamais montré dans l’hexagone, associées à d’autres emblématiques de son parcours artistique. Chacune d’entre elles fascine par son sujet, par sa taille et par son hyperréalisme. Les sculptures les plus anciennes sont Baby (2000), Man in a Boat (2002) et A Girl. Comme beaucoup d’artistes pratiquant l’hyperréalisme, ces réalisations du début du siècle sont le produit de l’obsession de Ron Mueck pour la représentation du corps humain. À cette époque, le sculpteur se passionnait pour la reproduction de l’anatomie, se souciant des détails quasi-imperceptibles de la peau, des cheveux, des yeux… dans le but de s’approcher toujours plus d’un réel troublant. La sculpture monumentale A Girl captive particulièrement les spectateurs qui se retrouvent devant un nouveau-né qui ouvre pour la première fois les yeux sur le monde. C’est une façon pour l’artiste de partager sa vision du miracle de la vie. Pourtant, l’exposition débute par une œuvre à l’antithèse de A Girl. Cette installation hallucinante de crânes qui s’intitule Mass fut réalisée en 2017 pour la Triennale de la National Gallery of Victoria de Melbourne. Exposée ici dans la salle principale de la Fondation, l’œuvre se compose de cent crânes humains géants disposés en tas les uns sur les autres. Installée dans la salle juste à côté de A Girl, cette évocation de la mort est une belle ironie qui se présente à côté d’un symbole de vie. Le visiteur se trouve en émoi devant cette métaphore de la brièveté de la vie, passant du nouveau-né, unique, trônant au centre de l’espace, à l’amoncellement de crânes représentant la mort et l’oubli. En tout, ce sont sept œuvres qui étaient exposées.

Certains d’entre-vous ont peut-être également découvert les pièces d’Elisabeth Daynès à la Parcelle 473 de Montpellier. À l’occasion de sa première exposition temporaire intitulée Alerte !, le musée d’art urbain et contemporain a décidé d’aborder la question de l’impact de l’homme sur la planète en réunissant deux artistes : Sandrot et Elisabeth Daynès. Le premier réalise des œuvres de grande envergure représentant des animaux aux couleurs flamboyantes, tout en dénonçant l’impact de l’homme sur ces derniers. Pour compléter cette réflexion et sensibiliser le public sur le devenir de l’être humain et de notre planète, la Parcelle 473 a fait appel à l’hyperréalisme et au talent d’Elisabeth Daynès. Cette dernière est considérée comme une « paléo-artiste » après avoir travaillé plus de vingt ans autour de la reproduction d’hommes préhistoriques. Aujourd’hui, elle s’intéresse à notre futur, imaginant une société où les parties du corps sont interchangeables et où la technologie a pris le pas sur les relations humaines.

Si nous ressortons de ces expositions avec plus de réponses que de questions, nous partons à la fois éblouis et dérangés d’avoir découvert ces œuvres qui se livrent à nous… tout en exhibant principalement leur part de mystère.

Également dans : Snobinart N°15
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Par Thibault Loucheux-Legendre Rédacteur en chef / Critique d'art
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Après avoir étudié l'histoire et le cinéma, Thibault Loucheux-Legendre a travaillé au sein de différentes rédactions avant de lancer Snobinart et de se spécialiser dans la critique d'art contemporain. Il est également l'auteur de plusieurs romans. 06 71 06 16 43 / thibault.loucheux@snobinart.fr
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