Avril 2024. Toute la cité est en ébullition alors que la Contemporaine s’apprête à ouvrir ses portes aux visiteurs. Cette première triennale annonce un nouveau chapitre pour l’art à Nîmes. Le point de départ de ce nouvel événement est une grande exposition intitulée La Fleur et la Force qui se déploie sous la forme d’un parcours dans le centre-ville. Douze projets artistiques rassemblant un binôme intergénérationnel composé d’un artiste émergent et d’un artiste établi ou historique, ainsi qu’un public nîmois associé à sa création. Parmi ces duos, l’un d’eux fascine par la poésie mystique que dégage la fusion de ses deux créateurs : Jeanne Vicerial et Pierre Soulages. Si l’on ne présente plus ce dernier et l’importance capitale qu’il a pu avoir dans l’histoire de l’art, il était peu commode d’imaginer les œuvres d’un autre artiste émergent capables de se placer à côté d’une telle puissance. Pourtant, c’est incontestable, la magie opère. Les Présences de Jeanne Vicerial s’imposent à défaut de s’opposer, créant une rencontre véritable avec l’outrenoir de Soulages. Cette synergie contemplative nous fait voyager dans un monde qui nous rapproche de l’exaltation.
Vous venez de l’univers du vêtement. La création design a-t-elle toujours été pour vous un acte artistique ou il y a eu un glissement qui s’est fait vers l’art contemporain ?
Jeanne Vicerial : Ce qui est sûr, c’est que je n’avais jamais prévu d’être artiste. Quand j’étais plus jeune, je trouvais même bizarre que des gens se définissent comme artistes, je trouvais ça un peu snob. Ça s’est fait tout seul en fait. J’ai un diplôme de métiers d’art à l’origine, donc l’artisanat est vraiment au cœur de mon travail. Le savoir-faire… La main… Puis après j’ai fait les Arts déco en design parce qu’il me manquait aussi une partie un peu conception. J’adore les études, donc après j’ai fait une thèse, qui m’a amenée à la recherche… Du coup, je pense que le mélange de tout ça a fait qu’à la Villa Médicis j’ai compris que je pouvais tout fusionner. Petit à petit j’ai compris que mes prototypes ou mes choses de design étaient beaucoup plus montrés dans des lieux d’exposition. Il y a eu un glissement qui s’est vraiment opéré lors de l’exposition à la Villa Medicis, la première exposition d’art que j’ai faite. Cécile Debray m’avait dit que ce serait bien que je montre mes pièces comme des sculptures.
Comment naissent ces sculptures ? Quel est votre processus de création ?
Il est multiple mon processus de création. En tout cas il est un peu monomaniaque au niveau du fil, parce que je travaille en monofilament depuis presque douze ans. Je le travaille de toutes les façons possibles, j’ai notamment développé une technique qui est brevetée aujourd’hui et s’appelle le tricotissage, pour laquelle j’ai aussi développé une machine d’artisanat numérique. Donc c’est une technique que je peux faire manuellement et semi-automatisée. Après je travaille le fil vraiment comme si je dessinais en trois dimensions à l’aide d’un panel de stylos 3D. Comme si j’allais d’un fil aussi fin qu’un cheveu à de la corde de cinq millimètres, exactement comme le Rotring de 0,1 au stylo de 5 millimètres. Je travaille comme ça en utilisant toutes les techniques textiles, sauf que je n’utilise jamais de tissus, ni de machine à coudre. C’est un processus qui permet d’avoir zéro chute, ou très peu de chute. Il y a aussi quelque chose comme ça, on récupère les fils qu’on utilise, on peut détricotisser, on récupère des mèches selon les installations…
Vos œuvres semblent apparaître dans l’espace comme des fantômes, des entités… C’est comme cela que vous les voyez ?
Non… non, moi je les connais donc… Effectivement il y a ce côté, ce sont des humanoïdes, elles ont une présence. D’ailleurs je les appelle les présences. Ce que j’aime bien, c’est que pour moi ce sont aussi des personnages et selon chaque endroit ces personnages racontent de nouvelles choses. Par exemple pour l’exposition au Musée du Vieux Nîmes, bien évidemment ce n’est pas que des nouvelles productions, sinon on serait à plus de vingt-mille heures de travail, parce que chaque pièce demande entre deux-cents et deux-mille heures de travail. J’aime bien l’idée que ce sont des personnages qui me racontent à chaque fois un truc différent. La grande présence blanche à l’entrée a été faite pour la Basilique Saint-Denis, ensuite elle a été exposée dans d’autres endroits et elle raconte totalement autre chose. Pour moi ce sont des narratrices.
Ce ne sont pas les mêmes personnages qui vous avez créés finalement ?
Oui, elles changent. Comme nous, elles ont leur vie et elles sont quand même intégralement ce qu’elles sont, mais elles racontent des choses différentes selon les lieux, ça c’est évident.
On peut faire le parallèle avec chacun d’entre nous finalement, quand on dit qu’on a connu plusieurs vies dans une vie ?
C’est exactement ça.
Même si vous travaillez le blanc, j’ai l’impression que vous travaillez plus le noir. Qu’est-ce que cette couleur représente pour vous ? Quelle est son importance ?
Elle est intrinsèquement l’origine de mon travail parce que j’ai copié les livres d’anatomie de tissages musculaires humain au trait noir et ça m’a permis de créer ces structures. Elle est tellement de choses… Elle est la lumière, l’ombre… Le noir absolu n’existe pas, alors il y a beaucoup de bleus si on regarde bien les pièces. Je ne vois pas le sombre dans le noir.
Vous me disiez que vous avez commencé à travailler sur des livres d’anatomie. Pouvez- vous m’en dire un peu plus sur l’origine de ces recherches ?
Mon père était ostéopathe et j’ai grandi avec des planches d’anatomie partout et un papa qui me disait souvent que pour se tenir droite on était relié à un fil.
Du noir à l’outrenoir, il n’y a qu’un pas qui s’appelle Pierre Soulages. Lorsqu’on m’a dit que vous alliez participer à la triennale nîmoise, on m’a également soufflé que c’était un rêve pour vous d’exposer avec Soulages. Qu’est-ce que cet artiste représente pour vous ?
C’était pas un rêve d’exposer avec Soulages, c’était un rêve de le rencontrer. J’ai une liste assez longue de personnes que j’aurais aimé rencontrer comme Madame Grès, Azzedine Alaïa… Plutôt des créateurs de mode. Je ne viens pas vraiment du milieu de l’art ou de l’art contemporain et c’est vrai que j’ai rencontré le travail de Pierre Soulages très jeune et ça m’a marquée. J’aurais rêvé de le rencontrer. Mais j’avais jamais imaginé ne serait- ce que l’idée de faire une exposition avec Pierre Soulages.
Qu’est-ce qui vous fascine dans son travail ?
L’infini potentiel de ce qu’il a trouvé avec cette matière.
Vous avez rapidement évoqué des références, est-ce qu’il y a d’autres artistes ou créateurs qui ont pu avoir une importance dans votre développement artistique ?
Principalement l’histoire de l’anatomie, l’histoire du costume… Le rapport à la peau, je pense à des livres comme Le Moi-peau de Didier Anzieu… Finalement, j’ai pas vraiment de références, moi ce qui me fascine c’est la structure du vivant, se dire qu’on a intrinsèquement des fibres qui font qu’on peut les copier, tout ce qui va être les herbiers aussi… J’adore observer toutes ces choses-là. Je peux aussi citer quelques noms dans la mode, comme Olivier Saillard qui est un historien de la mode et qui présente son travail entre l’exposition et la narration de la mode. Beaucoup de créateurs de mode quand même, parce que c’est mon origine. J’ai déjà cité Azzedine Alaïa, Madame Grès…
On a l’impression que les mondes de l’art et de la mode se rapprochent de plus en plus… De plus en plus de créateurs s’inspirent de l’art contemporain ou font appel à des artistes pour concevoir des pièces. Comment vous le percevez tout ça ?
C’est vrai que ça va plutôt dans ce sens-là que dans l’autre. C’est plutôt rare que des designers de mode finissent dans des galeries… Enfin je sais pas, en tout cas c’est la sensation que j’ai.
On voit aussi des lieux d’art devenir des espaces pour les défilés…
Oui, il y a beaucoup de défilés dans les musées. Il y a beaucoup d’artistes qui sont invités par des maisons pour imaginer des collections, des sacs… Je pense qu’il y a aussi un retour au Craft, c’est d’ailleurs un des sujets du parcours de Paris+. Les designers et les artistes, nous faisons partie d’une même génération, on est une même communauté et j’ai beaucoup d’amis qui travaillent dans le luxe et qui sont en train de développer des formes qui vont vers l’installation, vers la sculpture… C’est très lié en fait. Il y a vraiment un retour Arts and Crafts qui me fascine.
Vous participez à la Contemporaine de Nîmes, première triennale dans cette ville qui a pris un virage important vers l’art contemporain avec cet événement. Comment percevez-vous cette nouvelle aventure artistique ?
C’est super. C’est génial pour une ville d’accueillir un événement comme ça quelle que soit la ville. J’ai eu le bonheur de travailler avec les étudiants du lycée Hemingway et c’est une chance pour eux d’avoir autant d’expositions sur un temps assez long pour les découvrir. En tout, je crois que tous les projets ont permis à cinq-cents personnes de travailler ensemble. C’est une chance aussi pour nous. J’ai eu cette chance d’être en résidence pendant un mois dans un musée, c’est extrêmement rare. En plus, travailler au cœur d’un musée avec des œuvres de Soulages c’était dingue.
C’est une triennale qui est axée sur la transmission, c’est quelque chose qui vous parle ?
J’ai adoré cette thématique. J’ai travaillé avec Pierre Soulages qui n’est plus là, mais qui pour moi est là. Après j’ai travaillé avec mon atelier qui est une équipe assez jeune, puis les étudiants du lycée… puis avec la médiation du musée on a imaginé tout un parcours pour les jeunes publics. Il y a vraiment quatre générations qui se côtoient. C’est génial de la part d’Anna Labouze et Keimis Henni d’avoir proposé à la jeune scène de travailler avec des artistes confirmés. C’est incroyable, enrichissant et logique en fait…