Léo Fourdrinier : « J’ai une fascination pour l’histoire, la mythologie, la place du divin… »

Léo Fourdrinier fait partie des artistes les plus talentueux de la jeune création artistique française. Je l’avais découvert lors de son exposition « La lune dans un œil et le soleil dans l’autre » au CACN de Nîmes en 2022. Nîmois d’origine, l’artiste a été profondément marqué par le patrimoine antique exceptionnel de la cité romaine au point de créer une œuvre fortement influencée par la mythologie, l’Antiquité et l’archéologie. Cet héritage historique est associé à des éléments bien plus contemporains, de l’ère du numérique, créant des sculptures et installations nous interrogeant sur l’association des matières, mais aussi sur l’évolution de notre rapport à l’image à travers les siècles. Je l’ai rencontré à l’occasion de son exposition « Poems Hide Theorems » à la galerie Les Filles du calvaire.

Thibault Loucheux-Legendre
Thibault Loucheux-Legendre  - Rédacteur en chef / Critique d'art
14 mn de lecture

Tes œuvres sont liées à l’Antiquité, je crois que tu as vécu à Nîmes ?

J’ai grandi dans la ville de Nîmes, où j’étais entouré par le patrimoine culturel antique. Déjà enfant c’était une première passion, une première source d’intérêt. Avant de faire les Beaux-Arts, j’ai fait mon cursus au conservatoire d’art dramatique de Nîmes. J’étais plus porté par le théâtre, le jeu d’acteur, la mise en scène … Progressivement je me suis éloigné du jeu d’acteur pour travailler la matière. Après le conservatoire je voulais intégrer Normale Sup’ ou l’école Louis Lumière, donc j’ai fait hypokhâgne option cinéma à Paris. À ce moment- là, j’étais plus intéressé par la théorie, la philosophie, la littérature et le cinéma. Je n’ai pas eu la khâgne et j’ai décidé de m’inscrire aux Beaux-Arts de Nîmes où j’ai fait deux ans avant d’avoir une équivalence pour finir mon cursus en Normandie, à l’école supérieure d’arts et médias (ÉSAM) de Caen/Cherbourg. Après l’obtention de mon diplôme en 2017, j’ai eu la chance de faire des programmes de résidences en France et en Europe, notamment Le Confort Moderne (Poitiers), 40mcube (Rennes), et Le Port Des Créateurs (Toulon) qui est un tiers- lieu culturel dans lequel je me suis installé depuis 2019, qui accompagne les créateurs, les artistes, et les associations culturelles du territoire.

Tu réalises principalement des sculptures. C’est une pratique qui était présente déjà dès les débuts de ton cheminement artistique ?

C’est venu au fur et à mesure de mon parcours, j’avais un intérêt particulier pour le volume qui s’est vraiment concrétisé lorsque j’ai commencé à faire des sculptures assez ambitieuses du point de vue de l’échelle, que je considérais comme des personnages, en lien avec mon expérience du théâtre. Au théâtre, on interprète des personnages. Pour mes sculptures c’est un peu la même chose. Il y a ce rapport à l’échelle du corps, du spectateur et de la sculpture. Très vite, pour exprimer mes sentiments et idées, il a fallu que je fasse des œuvres en trois dimensions, de la même manière qu’un corps est en trois dimensions. Après il y a quelques exceptions, comme des séries de tableaux qui sont des impressions, mais qui ont toujours cette notion de volume puisque ce sont des scans 3D que je retravaille par ordinateur et que j’imprime ensuite sur des surfaces rigides. La notion de sculpture est omniprésente.

Ce qui saute aux yeux en voyant ton travail c’est cette association entre les références à l’art antique et les objets du quotidien de notre monde contemporain. Comment définis-tu ce lien ?

Comme je te disais tout à l’heure, ma curiosité pour l’Antiquité est profondément liée à la ville de Nîmes et à toutes les histoires du quotidien qui en découlent, comme l’intégration des ruines dans l’espace urbain ou les rénovations constantes, les statues et inscriptions latines au détour d’une rue… cette histoire participe à la dynamique urbaine de cette ville dans laquelle je suis resté de nombreuses années. J’ai une fascination pour l’histoire, la mythologie, la place du divin, le fonctionnement des choses, le récit… Cette histoire, la mentionner ou l’utiliser comme racine de mon travail artistique, c’est une manière de comprendre comment elle a pu influencer les sociétés qui ont suivi jusqu’à aujourd’hui. Donc c’est une manière de comprendre la société actuelle en essayant d’identifier d’où elle vient. Quelles sont ses origines et quelles ont été ses évolutions.Même en termes sociologiques, un regard sur l’Antiquité est un bon exemple, où la sexualité était considérée différemment, ou encore pour comprendre les évolutions de la démocratie qui a été créée en Grèce… Toutes ces chose-là nous permettent presque d’avoir un point de vue d’historienet de mieux comprendre comment les choses fonctionnent aujourd’hui.

Vue d’exposition personnelle « POEMS HIDE THEOREMS » à la galerie Les Filles du Calvaire, Paris, 2024 Crédit photo: Nicolas Brasseur Courtesy galerie les Filles du Calvaire and the artist

Ce qui est intéressant c’est que les sujets antiques qui tu reproduis sont considérés aujourd’hui comme des œuvres, alors que les objets contemporains que tu inclus à la sculpture ne le sont pas … Est-ce que pour toi ce sont des œuvres ? Ou alors c’est leur association avec le sujet antique qui en crée une ? Il y a une notion de ready-made ? Ou une transformation par la forme?

C’est amusant car dans l’Égypte ancienne notamment, les statues n’étaient pas considérées comme des œuvres d’art. C’était un peu comme des outils, elles avaient une fonction de connexion au divin, puisqu’on représentait les dieux à travers des créations, que nous appelons aujourd’hui œuvres d’art. Les offrandes faites aux statues permettaient de dialoguer avec le divin. C’est aussi pour cela que certaines statues ont été brisées. Elles étaient détruites par des opposants au pouvoir pour annihiler la connexion aux divinités représentées par les statues. J’ai réalisé une vidéo, Don’t Cry Baby, it’s a Movie (2019) sur ce sujet qui avait été présentée au CACN à Nîmes. Si certaines statues ont le nez cassé, c’est parce que des opposants au pouvoir voulaient symboliquement tuer la divinité représentée en l’empêchant de respirer. On leur brisait les bras pour les empêcher de recevoir les offrandes. Les statues avaient donc un pouvoir très symbolique, mais ce n’est que des siècles plus tard qu’on les a qualifiées d’œuvres d’art. Bien sûr, il y avait une notion d’esthétique et d’harmonie parce qu’il y avait des canons de beauté… Mais on parlait pas forcément d’art tel qu’on l’entend aujourd’hui. Pour répondre à ta question, c’est dans l’association des matière que la magie artistique opère puisque je réalise des poèmes visuels. Les matières et formes que je peux reproduire par le moulage sont comme un champ lexical dans lequel je vais piocher et construire différents poèmes visuels et sculpturaux. J’essaie d’aller au cœur de la création et c’est l’alchimie de ces éléments-là qui crée une œuvre nouvelle.

Tu présentes Poems Hide Theorems jusqu’au 2 novembre à la Galerie Les Filles du calvaire, peux-tu nous présenter cette exposition ?

C’est ma première exposition personnelle à la Galerie Les Filles du calvaire qui représente mon travail depuis janvier 2024. C’est une exposition, sous le commissariat de Gaël Charbau, où se rassemblent mes diverses influences telles que l’histoire, le patrimoine culturel antique méditerranéen, la poésie, la mythologie et les sciences. Depuis 2019, je collabore avec un astrophysicien, Arthur Le Saux, qui est un ami d’enfance et qui étudie le fonctionnement des étoiles. J’ai eu accès à ses connaissances par des échanges très simples que nous avons au quotidien. L’idée de cette exposition était donc de combiner science et poésie pour créer des poèmes visuels et une narration qui explore notre perception et notre connaissance du monde à travers ces deux axes étroitement liés. Le titre est emprunté à une formule de Gaston Bachelard, philosophe, scientifique et auteur du XIXe siècle quej’aime beaucoup. Dans son ouvrage La Psychanalyse du feu, il dit que les poèmes cachent les théorèmes pour expliquer que la science nourrit l’imaginaire et qu’en même temps l’imaginaire permet à la science de trouver des solutions à ses interrogations. C’est tout le topo de l’exposition ici qui regroupe une trentaine d’œuvres nouvelles. On circule entre certaines évocations du patrimoine antique qui traverse les âges jusqu’à notre rapport à la technologie d’aujourd’hui, à notre cohabitation avec les intelligences artificielles qui émergent en ce moment. Donc c’est une exposition de désir et de liberté, de compréhension et de connexion aux autres pour mieux vivre notre environnement complexe actuel.

On a parlé de tes références à l’Antiquité, mais pas des autres. As-tu des influences artistiques ou non-artistiques ?

Absolument ! On parle beaucoup du surréalisme en ce moment avec le centenaire du mouvement, et je m’y retrouve dans ma manière de créer desassemblages, d’associer les objets et les idées… Les connexions dans mon esprit se font de manière naturelle soit en termes de composition, soit en termes de connexions de références, de dialogues entre les références. Le surréalisme est un mouvement artistique qui me stimule intellectuellement. Il y a aussi l’Arte Povera, qui me parle dans le choix des matières, que ce soit le néon souvent associé à des minéraux, à des objets trouvés, à des fragments… L’Arte Povera est un mouvement qui m’a beaucoup influencé depuis mes études aux Beaux-Arts. L’association du vivant et du non-vivant, le naturel et l’industriel… j’ai pris beaucoup de plaisir à visiter l’exposition à la Bourse de Commerce, pensée par la curatrice Carolyn Christov-Bakargiev. Les deux artistes que je préfère sont Jannis Kounellis et Mario Merz. J’ai découvert le travail de Marisa Merz, la femme de Mario Merz, c’est très puissant aussi. Pour finir, bien sûr, Brancusi est pour moi le summum de l’harmonie et de la composition.

Vue d’exposition personnelle « POEMS HIDE THEOREMS » à la galerie Les Filles du Calvaire, Paris, 2024 Crédit photo: Nicolas Brasseur Courtesy galerie les Filles du Calvaire and the artist

Donc tu exposes au meilleur moment à Paris avec l’exposition Surréalisme à Beaubourg et l’Arte Povera à la Bourse de Commerce…

Oui c’est parfait ! (rire) Ce sont vraiment des choses qui m’ont beaucoup parlé et me parlent encore aujourd’hui. Un autre mouvement m’inspire, proche de l’Arte Povera, c’est le Mono-ha. Ce mouvement, qui signifie « École des choses » est né en Corée et au Japon. L’un des pionniers de ce mouvement est Lee Ufan, que j’admire énormément.

On parlait tout à l’heure de tes sculptures, as-tu envie d’explorer d’autres médiums ?

Je choisis le médium par rapport à l’idée que je veux exprimer. Par exemple, j’ai réalisé une série de scans et de modélisations de statues pour une série d’œuvres imprimées sur aluminium. On peut y retrouver, entres autres, L’Enlèvement de Proserpine, une sculpture en marbre du XVIIe siècle de l’artiste italien Le Bernin. Les sculptures modélisées sont représentées avant le traitement des textures, quadrillées sur leurs surfaces. Je souhaite parler de la réutilisation et du déplacement, de la circulation des images de l’histoire de l’art jusqu’à aujourd’hui sur Internet, du flux dématérialisé de l’information… et de la dimension collective dans la génération de ces informations, car nous sommes tous utilisateurs et produisons une quantité astronomique de données sur Internet. Bref, c’était assez intéressant pour moi de travailler la sculpture sous cet aspect-là, de la représenter sur une surface en 2D avec diverses techniques d’impression appropriées. C’est un peu comme des spectres, des sculptures qui traversent les âges jusque dans l’Internet immatériel et – à priori↓– éternel.

Tu vas avoir une exposition personnelle au Site archéologique Lattara – Musée Henri Prades en début d’année prochaine. Peux- tu nous en parler ?

Oui ! L’exposition s’intitule Les historiens du futur et se tiendra du 25 janvier au 30 juin 2025. J’ai été invité par le Musée Henri Prades et par le Mo.Co à intégrer mes œuvres dans la collection permanente du musée archéologique. Le musée a une collection exceptionnelle, d’objets étrusques,grecs et romains issus des fouilles sur site. Dans le monde antique, Lattes était un port marchand et il y a eu un grand croisement de marchandises entre les différentes civilisations et de différentes époques. J’ai fait une résidence sur place où j’ai pu rencontrer les archéologues puisqu’il y a encore des fouilles archéologiques actives sur le site tous les étés. L’exposition sera une grande fiction dans laquelle des visiteurs du futur seraient revenus dans notre temps présent pour se nourrir du passé. C’est comme si, pour survivre, les visiteurs du futur devaient comprendre le passé en observant des artefacts archéologiques. Donc mes sculptures seront des visiteurs du futur qui mettront en lumière la collection du musée ! J’ai aussi un autre projet en 2025, je participe au Millénaire de la ville de Caen l’été prochain, parcours d’œuvres dans l’espace public. Invité par Mathias Courtet, je vais réaliser une fontaine dans le jardin botanique. Hâte de vous présenter tout ça !

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Par Thibault Loucheux-Legendre Rédacteur en chef / Critique d'art
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Après avoir étudié l'histoire et le cinéma, Thibault Loucheux-Legendre a travaillé au sein de différentes rédactions avant de lancer Snobinart et de se spécialiser dans la critique d'art contemporain. Il est également l'auteur de plusieurs romans. 06 71 06 16 43 / thibault.loucheux@snobinart.fr
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