Maintenant que l’exposition Danses gâchées dans l’herbe est une réalité, qu’est-ce que ça fait de voir tous ces films réunis au même endroit ?
Boris Charmatz : C’est surtout une joie ! Parce qu’on réalise les films et puis on passe à autre chose, on est dans un flux de performances, d’inventions… Tout d’un coup, de pouvoir se poser et voir tous ces objets qui sont faits sur vingt-cinq ans, c’est hyper émouvant. C’est très fort de voir ces danseurs, comme Marion Barbeau ou Maud Le Pladec qui dirige aujourd’hui le centre d’Orléans… Et il y en a qui dansent toujours avec moi, c’est comme s’ils continuaient à s’investir comme des fous pour l’éternité. C’est un moment très particulier, et c’est très émouvant de voir ces films qui dialoguent entre eux, des corps qui ne se sont parfois jamais rencontrés d’un film à l’autre et qui, là, sont mis dans un même espace… C’est très touchant, mais je suis anti-objectif. Je suis dans les films, j’ai participé aux films, j’ai participé à l’exposition, l’exposition est sur mon travail (rire)… D’une certaine manière, je ne peux pas parler de l’exposition, ça me touche trop. C’est à Muriel Enjalran (commissaire de l’exposition et directrice du Frac Sud, ndlr) de le faire.
Cette exposition interroge aussi un enjeu important pour la danse et la chorégraphie, qui est celui de l’historique, des archives et de la documentation qui a commencé très tard. Tu es à l’origine du Musée de la danse à Rennes, c’est visiblement quelque chose qui te tient à cœur.
Boris Charmatz : Oui, et en même temps, ce n’est pas des films pour se souvenir des spectacles. Parce que, comme le disait César (César Vayssié, l’un des réalisateurs, ndlr), on a décidé de trahir totalement les spectacles pour faire des objets particuliers. C’est un peu l’opposé du film de télévision ou du film documentaire. La plupart sont des objets dont on ne sait pas ce qu’on va faire. On décide de tourner, on ne dit pas « tiens, on va le présenter de telle manière », on le fabrique avant tout, c’est des expériences. C’est presque comme si on les avait faits pour qu’un jour, il y ait une exposition au Frac de Marseille. C’est bizarre, mais on les a faits sans réfléchir à comment les faire vivre, c’était vraiment de l’action. Là, il y en a trois qui n’ont jamais été vus avant l’exposition, dont deux qu’on a réalisés pour l’occasion et le troisième qui n’avait pas encore été montré. J’ai vraiment l’impression que c’est des films d’expérience. Et parce qu’ils sont posés à même le sol, les corps se reflètent légèrement sur le béton, il y a quelque chose de très beau où les corps sont grands. C’est plus fort que de regarder sur un téléphone, un ordinateur ou même chez soi sur une grande télé. Mais ce n’est pas non plus monumental, imposant. J’ai l’impression que ça permet le juste rapport entre les corps dansants et les visiteurs – spectateurs qui doivent aussi se positionner ou bouger.
Ce medium de l’écran, qui crée un rapport différent au public, est-ce que ça t’ouvre d’autres lectures, ou des choses auxquelles tu ne t’attendais pas ?
Boris Charmatz : Ce qui est sûr, c’est que ça me fait peur. Je suis danseur et en fait, je n’arrête pas de danser dans l’exposition, c’est bizarre de dire ça (rire)… Mais ça me fait peur parce que c’est fixe. Ça me fait peur parce que je ne peux plus agir. Le fait qu’il n’y ait pas d’interaction me fait très peur. On avait préparé l’exposition, mais quand j’en ai finalement vu la réalisation, ça m’a frappé : en fait, je danse dans l’exposition, les danseurs dansent dans l’exposition, les chorégraphies agissent dans l’exposition. Ça m’a surpris parce que d’une certaine manière, quand Muriel disait « on va faire une exposition de films », j’étais très content, on allait pouvoir voir ces films. Mais j’ai plutôt l’habitude d’inventer des expositions vivantes, avec des danseurs dans l’exposition qui, du coup, interagissent en direct avec les publics, avec les espaces. En ce sens-là, je n’ai pas du tout l’habitude de voir ou de co-inventer une exposition de films. Ça, pour moi, c’est totalement nouveau. Je n’étais pas sûr d’aimer, même, à titre personnel, et je dois dire que j’ai été un peu chamboulé de voir tout ça en acte.
Tu as pris la direction du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch l’an dernier. Comment se développe ton projet là-bas ?
Boris Charmatz : C’est un travail sur le temps long à Wuppertal, parce que la compagnie a cinquante ans, moi aussi (rire). C’est un bateau, c’est comme le Festival d’Avignon, on l’oriente un peu, on se dirige autrement, mais on ne le secoue pas juste comme ça. Si on rêve de table rase, on ne va pas à Wuppertal, évidemment. Moi, j’y vais pour faire une intrication très forte entre le passé, le présent et le futur, de plein de manières. Je viens à Wuppertal, bien sûr, pour créer des nouvelles pièces (Liberté Cathédrale, le programme Club Amour), mais je viens pour créer. On va dire « c’est le présent, c’est le futur de la compagnie », mais Pina Bausch, c’est aussi le présent et c’est aussi le futur de la compagnie. Je viens aussi avec mon histoire, avec mon passif, et c’est deux histoires qui se mettent ensemble. C’est comme si la compagnie avait deux têtes. C’est deux esthétiques, deux artistes qui sont très différents. C’est moi qui suis vivant, et c’est Pina Bausch qui n’est plus là, mais qui est tellement vivante à Wuppertal, tellement vivante dans les esprits, les corps de tellement de gens. Et d’une certaine manière, on essaie d’inventer quelque chose ensemble. Donc c’est un double répertoire et on va voir ce qui se passe. Dans Liberté Cathédrale, il y a des danseurs qui ont travaillé avec moi depuis longtemps, et il y a les danseurs du Tanztheater qui, depuis cinq, dix, vingt ou même trente-six ans, mettent leur corps au service du répertoire Pina Bausch. C’est ma pièce, ce n’est pas du tout une pièce de Pina, mais quand on a dansé pendant trente ans pour Pina Bausch, on ne se dit pas tout d’un coup « Maintenant, je fais du Charmatz ». Il y a peut-être une porosité, une perméabilité, mais on vient avec son histoire, sa culture. Et là, dans Liberté Cathédrale, il y a deux cultures qui se mélangent. J’ai été beaucoup danseur pour d’autres chorégraphes, pour Keersmaeker, pour Odile Duboc, j’allais dire pour Isadora Duncan, même si elle n’est plus là, évidemment… Et quelque part, je ne danse pas encore dans les pièces de Pina Bausch, mais j’ai l’impression d’être comme un interprète au service d’un spectacle ou d’une chorégraphe. Et je suis quand même au service aussi des œuvres de Pina. On veut que les œuvres soient vivantes, qu’elles soient en acte. Et je ne fais pas ça tout seul, c’est une énorme équipe avec beaucoup de savoirs sur ce travail-là, je suis un des maillons d’une grande chaîne.
Est-ce qu’il y a des espaces, des pratiques qui t’ont toujours attiré et vers lesquelles tu n’es jamais allé ?
Boris Charmatz : J’ai fondé l’association Terrain il y a trois ans dans l’idée qu’un jour, on aura une sorte de centre d’art, un centre chorégraphique national sans mur, sans toit… Un espace vert urbain. Et je veux toujours faire ça. Je me suis dit « Mais en fait, entre Wuppertal et les Hauts-de-France, on va pouvoir inventer ça, on va y arriver ». On a le temps, je ne suis pas obligé d’ouvrir ce lieu demain. J’ai l’impression que c’est possible. Il va y avoir à Wuppertal un centre Pina Bausch qui va ouvrir dans plusieurs années. Mais d’ici là, on a le temps aussi d’expérimenter avec des espaces. Il y a beaucoup de choses en commun entre les Hauts-de-France et la région de Wuppertal, avec le charbon, l’acier, le textile… Je me suis dit « On va sortir la compagnie« , qui est une compagnie qui a fait les chefs d’œuvre que l’on sait, de théâtre et d’opéra. On va ouvrir les portes, ouvrir les fenêtres, il va y avoir du courant d’air. On a commencé en mai dernier avec une performance qui s’appelait Wundertal dans une rue sous le métro suspendu. C’était une équipe de 182 danseurs, dont les danseurs de l’ensemble et des amateurs, avec six mille personnes qui regardaient sous le métro aérien pendant trois heures. Je ne vais pas refaire ça tous les jours (rire), mais c’est quand même à l’image de ce que j’ai envie de faire. J’ai envie qu’on sorte la compagnie de sa zone de confort pour aller dans plein d’endroits. Je ne sais pas où on va aller… Quelque part, on ouvre une porte, on ouvre des fenêtres et on va voir ce qu’il se passe.