« La Cerisaie » de Tchekhov à la croisée des mondes

L’une des interprétations qui revient le plus souvent autour de cette dernière pièce de Tchekhov, c’est qu’elle symbolise le passage d’un monde à l’autre. Le texte se fait l’écho d’une aristocratie qui tombe en ruine pendant que les serviteurs s’affranchissent et connaissent le succès. Dans la version proposée par Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou, ce point de fusion entre deux mondes prend une dimension inédite.

Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
5 mn de lecture
© Jean-Louis Fernandez

Le plateau est construit en pente douce en direction du public. Au loin défilent imperceptiblement les nuages dans un ciel encore bleu, toile de fond imaginée par Mammar Benranou et élément essentiel du décor voulu par les deux créateurs de cette Cerisaie. De chaque côté, des voilages blancs d’une grande légèreté dansent au gré du vent comme un matin de printemps. On pourrait presque imaginer les fleurs de cerisier voleter dans cette scénographie dont on ne sait plus si elle fait référence à l’Europe ou à l’Asie.

Voilà déjà la preuve que, dans l’écriture scénique, Daniel Jeanneteau vise juste pour ce projet qui unit la France et le Japon. Avec quelques éléments empruntés dans les deux cultures, le metteur en scène unit d’une façon assez naturelle la création contemporaine européenne (on pense notamment à ces squelettes de meubles qui symbolisent plus qu’ils ne représentent) et la pratique du Nō ou du Kabuki, deux formes de théâtre traditionnel japonais, dont on retrouve ici parfois le ton, le rythme ou les sons.

Créée en collaboration avec le Shizuoka Performing Arts Center, cette Cerisaie nous propose une lecture rare du texte de Tchekhov. D’abord parce qu’il est peu fréquent, pour nous spectateurs français, de toucher d’aussi près l’esprit du théâtre nippon, mais aussi parce que l’approche imaginée autour de cette pièce s’affranchit de nombreux codes.

Celui de la langue, notamment. Le travail de traduction, mené conjointement par André Markowicz, Françoise Morvan et Noriko Adachi, donne lieu à un texte nouveau où s’entremêlent le français et le japonais avec une belle poésie et une étonnante facilité. Comme deux pays lointains, les personnages parviennent à se comprendre bien qu’ils ne parlent pas le même langage.


« Ce n’est pas en chinois qu’on vous parle ! »

L’occasion pour nous de saluer la performance de la comédienne Haruyo Hayama, fascinante dans le rôle de Lioubov auquel elle offre tendresse, candeur et espièglerie. Jeanneteau et Benranou nous rappellent aussi une lecture complémentaire, parfois oubliée, de la pièce de Tchekhov, en assumant son potentiel comique porté par des artistes talentueux et hauts en couleurs.

Et tandis qu’en fond de scène, le ciel bleu s’assombrit et se fige au fil des actes, jouant parfois le jeu des ombres qui passent sur le plateau, la cerisaie se transforme peu à peu en galerie d’art. En dépit d’une lumière froide qui évolue peu d’un bout à l’autre, ce sont des tableaux d’une belle esthétique qui nous sont présentés. La pièce devient une ode à la contemplation, à l’immobilité, à la poésie de l’instant.

À ce travail minutieux s’oppose enfin la grande scène de départ, qui prend des allures d’exode dans l’urgence, suivant un rythme soudain soutenu qui surprend positivement. En une poignée de secondes, le décor est littéralement balayé, comme si cette issue, annoncée dès le début comme inéluctable, avait déjà été envisagée, préparée, acceptée par Lioubov et sa famille.

Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou souhaitaient donner à La Cerisaie une lecture nouvelle, libérée de ses évidences et de ses contextes. C’est chose faite avec cette version qui met à l’honneur toute la poésie, la musicalité et la nostalgie des mots de Tchekhov.

À (RE)VOIR
– le 14/12 au Théâtre des 13 Vents à Montpellier

TEXTE
ANTON TCHEKHOV
CONCEPTION ET MISE EN SCENE
DANIEL JEANNETEAU, MAMMAR BENRANOU
TRADUCTION FRANCAISE
ANDRE MARKOWICZ, FRANCOISE MORVAN
TRADUCTION JAPONAISE
NORIKO ADACHI
AVEC
KAZUNORI ABE, SOLENE ARBEL, AXEL BOGOUSSLAVSKY / STEPHANIE BEGHAIN, YUYA DAIDOMUMON, AURELIEN ESTAGER, HARUYO HAYAMA, YUKIO KATO, KATSUHIKO KONAGAYA, NATHALIE KOUSNETZOFF, YONEJI OUCHI, PHILIPPE SMITH, SAYAKA WATANABE, MIYUKI YAMAMOTO
SCENOGRAPHIE
DANIEL JEANNETEAU
CREATION LUMIERES
JULIETTE BESANCON
CREATION SON
ISABELLE SUREL
CREATION VIDEO
MAMMAR BENRANOU
COMPOSITION MUSICALE
HIROKO TANAKAWA
COSTUMES
YUMIKO KOMAI

Peter Avondo

Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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