« Bartleby » dans la grande tradition de l’absurde

Personnage imaginé par Herman Melville dans une nouvelle parue en 1856, Bartleby semble aussi bien trouver sa place sur un plateau de théâtre. Dans cette création éponyme signée Katja Hunsinger et Rodolphe Dana, le jeune homme, par sa simple présence, remet en question le système établi dans une pièce de l’absurde comme on en voit peu.

Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
5 mn de lecture
© Agathe Poupeney

Sur le perron du théâtre, une enseignante accompagnant ses élèves les avertit : « Ce qu’on va voir, c’est de l’absurde ». Un mot que l’on a parfois tendance à utiliser à tort et à travers en définissant de multiples formes théâtrales. Mais cette fois-ci, le terme est juste. Avec Bartleby, c’est tout le constat d’un monde qui ne tourne pas rond, dans une forme qui ne cherche ni à expliquer ni à résoudre.

Pourtant, sur le plateau, peu de choses nous destinaient à cette échéance. Quelques bureaux individuels sont disséminés çà et là, de multiples dossiers sont empilés sur un chariot roulant, une fontaine à eau trône à Cour et quelques plantes vertes viennent compléter ce décor qui ressemble à n’importe quel open space de n’importe quelle start up du monde moderne. Autant dire que lorsque, en préambule, l’un des personnages nous parle de l’histoire d’un copiste en pleine ère industrielle, on a un peu de mal à se projeter.

Mais c’est bien le jeune Bartleby imaginé au XIXe siècle qui apparaît, un peu maladroit, un peu absent, tout récemment employé dans cette entreprise qui semble ne compter parmi ses salariés que des plantes vertes… littéralement. Au-delà de l’amusante métaphore que cela implique sur le monde du travail, c’est déjà un premier pas fait vers le concept d’absurde au théâtre, qui se développe d’un bout à l’autre de la pièce.

« Il ne vit que de gâteaux au gingembre. »

Ce monde du travail, d’ailleurs, semble s’entremêler avec un certain naturel à l’absurde dans cette création. Des tâches accomplies avec rapidité, répétition et sans passion, des attentions prêtées aux détails les plus insignifiants, une mise en scène à première vue approximative dont les irrégularités cachent finalement un bordel organisé… Tous les ingrédients y sont, et portés qui plus est par un binôme de comédiens, dans l’héritage des grands auteurs de ce théâtre-là.


À mesure qu’avance la pièce, une crainte plane toutefois sur notre réflexion : pourvu qu’on ne nous explique pas, pourvu qu’on ne résolve pas cette parenthèse absurde qui se passe sous nos yeux. En d’autres termes, pourvu qu’on garde jusqu’à la fin l’esprit même de l’absurde des grandes heures… c’est chose faite !

Accompagnés d’une ambiance sonore qui appesantit peu à peu le potentiel humoristique – assez justement disséminé – de la pièce, les personnages font aussi écho à des figures emblématiques du théâtre. Elles apparaissent sous forme de spectres, de symboles ou de répliques, dans un ensemble au sein duquel chaque spectateur prend ses propres références.

Et dans cet univers qui n’a de sens que celui qu’on veut bien lui donner, on finit par poser sans les exprimer des questions qui interpellent. C’est le cas à propos du verbe, d’abord, à travers la remise en question de ce que l’on pense dire, ce que l’on dit, ce que l’autre entend et ce qu’il pense comprendre. À maintes reprises, Bartleby répond « Je préférerais ne pas » à son employeur qui lui donne une consigne. Par cette simple locution qui, littéralement, ne signifie pas le refus absolu, il parvient pourtant à transformer chaque situation à son avantage.

« Je ne vais pas vous demander de faire quoi que ce soit que vous préféreriez ne pas faire. »

Bartleby pose aussi la question de l’importance que l’on accorde à autrui. Car ce sont bien les agissements du copiste qui, ne répondant pas à une norme établie de l’ordre des choses, attire sur lui les regards et les inquiétudes. Considérer ces « Je préférerais ne pas » comme un refus catégorique revient à donner une importance primordiale aux désirs de cet employé. Pour aller plus loin, faut-il alors refuser de se soumettre pour être considéré comme digne d’intérêt ?

Tout n’est pas réglé au millimètre dans cette création dont le rythme peine à se maintenir de bout en bout, mais on ressort avec la satisfaction d’avoir assisté à un théâtre de l’absurde qui ne se noie pas sous le potache et le rire à tout prix.

À (RE)VOIR
– ce 26/01 au Théâtre de Nîmes

D’APRES
HERMAN MELVILLE
CREATION COLLECTIVE DIRIGEE PAR
KATJA HUNSINGER ET RODOLPHE DANA
AVEC
RODOLPHE DANA, ADRIEN GUIRAUD
SCENOGRAPHIE
RODOLPHE DANA AVEC LA COLLABORATION ARTISTIQUE DE KARINE LITCHMAN
LUMIERES
VALERIE SIGWARD
SON
JEFFERSON LEMBEYE
COSTUMES
CHARLOTTE GILLARD
CONSTRUCTION
ERIC RAOUL

Peter Avondo

Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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