Lisez la première partie du dossier ici
Il y a six mois que nous ouvrions ensemble les portes des répétitions de Monde nouveau, la création de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. À ce moment-là, le spectacle n’existait pas encore, seul le processus de recherche était engagé. Pourtant l’échéance de la première représentation commençait à poindre quelque part. Alors que je finalisais la première partie de ce dossier, une nouvelle période de répétitions s’engageait. Celle-ci devait mener jusqu’à la série de six dates données au Théâtre des 13 vents à Montpellier, dans le cadre du Printemps des Comédiens. Plus d’un mois de travail pour continuer d’explorer et tenter de comprendre ce qui se joue au plateau au travers de cette pièce qui prend forme.
Le temps de chercher
Avril – mai 2025
Dans la machine-monde envisagée par Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, quelque chose doit finir par dérailler et perturber le cours normal des choses. Voilà l’une des rares certitudes qui accompagnent, depuis les premiers instants, la réflexion autour de Monde nouveau. Cet élément a trouvé sa place, quelques mois plus tôt, dans la silhouette d’Alice, corps étranger vu comme une menace pour le bon fonctionnement de l’algorithme néo-libéral. Mais son véritable rôle peine encore à trouver sa justesse dramaturgique, notamment dans le rapport qu’elle entretient avec l’espace et les corps qui l’entourent.
En cette reprise de répétitions, alors qu’au plateau les équipes techniques s’affairent à remonter décors et lumières, le temps est donc venu de revenir sur la dramaturgie de la pièce. À deux pas de la salle s’engage un travail de précision à la table, un décryptage minutieux pour comprendre le chemin pris par la pièce, à mesure des couches successives de répétitions. Alice est justement au cœur de ce questionnement. Sa présence est de l’ordre de l’anomalie dans la machine, ce qui doit pouvoir se lire sur scène. Son corps, ses gestes, ses mots sont envisagés avec un certain niveau de conscience, une volonté de mettre à mal le système existant.

Une autre notion fait son apparition : celle de crépuscule. Le mot, utilisé dans le texte de la pièce, en ouvre une lecture inédite. Avec elle vient l’idée que quelque chose arrive à son terme, avec ce que cela comporte de craintes et d’espoirs. La possibilité d’être arrivé au crépuscule du monde, c’est aussi celle d’en écrire un nouveau. Alors que cette pensée rejoint à son tour la construction dramaturgique, les éléments scéniques, comme en écho, retrouvent la teinte de gris qu’ils avaient abandonnée un temps. Le monochrome de l’espace affirme la monotonie et la platitude d’un monde plongé dans la dépersonnalisation. Si le curseur de jeu s’équilibre encore difficilement entre affect et artificialité, le plateau se pare d’un nouveau visage qui va bientôt insuffler une nouvelle dynamique au travail.
La scénographie connaît en effet des changements importants. Les cadres, qui font partie du fonctionnement même de la machine, sont réorganisés de sorte à redessiner l’espace. Mais ce qui marque, c’est surtout l’apparition de vêtements et accessoires, pliés, rangés et alignés avec soin au sol. Alors que, quelques semaines plus tôt, Internet croulait sous les « starter packs » générés par intelligence artificielle, ces « panoplies » plongent soudain Monde nouveau dans une dimension toujours plus ambiguë, entre réalité et dystopie. Un trouble que vient encore renforcer une nouvelle tentative qui, s’appuyant sur la machinerie, révèle les coulisses du théâtre pour en garder une dernière image. À deux semaines de la première et après des mois de recherche, la pièce semble enfin trouver quelques-uns de ses points d’appui essentiels.
Le temps de créer
Mai 2025
Le temps se suspend et s’accélère à la fois. Après une courte pause, les répétitions s’adaptent à un nouveau rythme. Dans un peu plus d’une semaine, la première représentation aura lieu. L’échéance motive autant qu’elle angoisse. Remontent toutes ces choses qui n’auront pas le temps d’exister, celles qui ont été abandonnées et celles auxquelles il reste encore une chance à donner. Et puis il y a ces nouvelles lectures, inattendues, qui soudain apparaissent au détour d’une séance de travail.
La mise à nu du théâtre, testée presque par hasard, ouvre en réalité des perspectives inédites. Non seulement l’image est belle, mais avec elle se compose aussi un double sens dramaturgique constant sur le réel et son miroir. Le texte s’entend déjà différemment, tandis que le rôle confié à Alice évolue à son tour. Surgit l’hypothèse de son cauchemar. Endormie depuis le début, elle vivrait, à travers la machine, les événements pas tout à fait réels qui s’y déroulent. De cette proposition découle alors toute une série de pistes encore vierges. De nouvelles indications de jeu émergent, en relation avec l’espace et les corps qui l’entourent. La recherche d’une certaine étrangeté doit aussi pouvoir produire l’esthétique du cauchemar.

La méta-théâtralité et l’ambiguïté du songe convoquées au plateau sont accueillies avec enthousiasme et curiosité. Mises en écho, les deux notions semblent débloquer, à plusieurs niveaux, des questions jusque-là irrésolues. Avec elles vient donc, à quelques jours de la création, une nouvelle salve de changements. C’est toute la particularité des engrenages : dès lors que l’un change de sens ou de vitesse, les autres doivent nécessairement s’adapter.
Dans la foulée, tous les corps de métier qui travaillent à la conception de la pièce sont mobilisés pour mettre ces modifications à l’œuvre. Au son, dans les pas de Serge Monségu, Pablo Da Silva distend et malaxe les musiques, compile des extraits de bulletins d’information qui esquissent le vertige du monde. Aux lumières, Sarah Marcotte imagine une partition technique comme un mouvement perpétuel pour cette machine qui devrait ne jamais s’arrêter. Sarah Leterrier et Marie Delphin ne cessent de retoucher les costumes, ici un aimant, là un bouton-pression pour garantir le rythme nécessaire à la dramaturgie.
Au plateau, le moindre changement d’accessoire implique de réadapter l’organisation des panoplies au sol, pour que le mouvement reste en mouvement, quoiqu’il arrive. C’est aussi la mission confiée aux figures qui peuplent le rêve. Lorsqu’Alice décide d’y mettre un terme, c’est leur existence même qui est menacée. Les voilà qui luttent contre l’effacement, sans se rendre compte que c’est peut-être leur ultime chance de salut, face à cette machine qui les déshumanise en leur distribuant des rôles à coups de masques et de déguisements.
Le temps de jouer
Mai – juin 2025
Avec l’heure de la répétition générale vient aussi celle, plus menaçante encore, d’une échéance devant laquelle on ne peut plus reculer. Bientôt le spectacle existera dans sa première forme aux yeux du public. Les dernières heures qui séparent l’équipe de cet instant fatidique vont devoir être employées avec rigueur et philosophie. Rigueur, puisqu’il s’agit d’être capable de déterminer où se situent les points qui doivent être soumis au travail en priorité, et de s’y tenir. Philosophie, car quelles que soient l’énergie et l’envie, il faudra bien finir par accepter que tout ne pourra pas se régler en vingt-quatre heures. Cette générale a en tout cas le mérite de conforter une chose essentielle : « La pièce est jouable », rassure Nathalie Garraud.
Alors il n’est plus question, pour l’instant, de venir apporter des modifications majeures qui, à quelques heures de l’ouverture des portes du théâtre, pourraient venir fragiliser la représentation. Il est nécessaire, au contraire, de renforcer ce qui fonctionne déjà et qui permet à Monde nouveau d’exister, quoiqu’il arrive. Viennent aussi les derniers conseils, comme pour apaiser un trac de plus en plus palpable. Il faut avoir confiance, ne pas se laisser perturber par un trou de mémoire ou l’oubli d’un geste. Contrairement à Institut Ophélie, réglé avec une minutie horlogère, cette pièce-ci est pleinement capable de se nourrir des décalages, des bugs, des hésitations.

Dans l’agitation d’un soir de première, les sourires et les regards fusent dans le hall du théâtre. Ici et là, chacun et chacune prend la température de cette rencontre entre Monde nouveau et le public. Pour les équipes, c’est l’aboutissement de nombreux mois de travail passés à chercher, à échouer, à se surprendre et à répéter les mêmes mots, les mêmes mouvements. Pour les spectateurs, c’est l’expérience d’une unique soirée, un temps éphémère marqué non pas par tout ce qui a été travaillé pour en arriver là, mais par ce qu’il s’est effectivement passé au plateau ce soir-là. Mais faire la part des choses n’a rien d’évident. Derrière les félicitations, la pièce continue de travailler en filigrane dans les esprits.
Le lendemain, l’heure est à la mise en commun des retours. Les paroles de spectateurs, glanées la veille au fil des conversations, donnent une idée générale de la manière dont la pièce a été reçue. Le fait de la confronter au public a révélé certaines dimensions encore inconnues, notamment en termes de jeu. À cette lueur, ce sont aussi d’autres hypothèses qui font leur apparition, ainsi que des réglages à apporter en matière de rythmes, de costumes ou de registres. En témoigne une décision importante concernant le tout début du spectacle, qui se verra dès le soir-même amputé de deux portions de texte, notamment.
Ainsi se poursuit la toute première série de représentations de Monde nouveau. D’un jour à l’autre, les répétitions permettent de revenir sur ce qui était parfois resté en suspens, par manque de temps ou de solution. Maintenant que le squelette de la pièce existe et qu’il est suffisamment solide dans sa dramaturgie, il est possible de la travailler plus en détail. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle est arrivée à son terme. Chaque changement, aussi infime soit-il, continue de déplacer les choses et de les réinterroger. S’ouvre alors une autre ère, celle de la tournée qui arrive, et au cours de laquelle le travail de recherche va se poursuivre, au gré des salles et des publics.
Monde nouveau
Création 2025 Théâtre des 13 vents dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier)
Mise en scène, dramaturgie, scénographie : Nathalie Garraud | Texte et dramaturgie : Olivier Saccomano | Acteur·ice·s : Florian Onnéin, Conchita Paz, Lorie-Joy Ramanaïdou, Charly Totterwitz (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) et Eléna Doratiotto, Mitsou Doudeau, Jules Puibaraud / Cédric Michel (en alternance) | Costumes : Sarah Leterrier | lumières : Sarah Marcotte | Collaboration scénographique et plateau : Marie Bonnemaison | création son : Serge Monségu et Pablo Da Silva | Assistanat à la mise en scène : Romane Guillaume | Régie générale : Nicolas Castanier | Chef atelier décors du Théâtre des 13 vents : Christophe Corsini | Cheffe atelier costumes du Théâtre des 13 vents : Marie Delphin | Production : Jessica Delaunay, Mathilde Bonamy, Enora Desaphy
11 et 12 décembre 2025 : Malakoff scène nationale – Théâtre 71
16 et 17 décembre 2025 : Les Quinconces et L’Espal (Le Mans)
5 au 14 février 2026 : T2G – Théâtre de Gennevilliers
13 mars 2026 : Le Manège (Maubeuge)
17 au 19 mars 2026 : La Comédie de Béthune
25 au 28 mars 2026 : Les Célestins, Théâtre de Lyon
31 mars au 3 avril 2026 : Théâtre Joliette / Le Zef (Marseille)
14 avril 2026 : Le Cratère (Alès)
16 avril 2026 : Théâtre Molière Sète


