La mort a beau revêtir le même visage à travers les siècles, ses armes évoluent avec le temps. Cinq cents ans après sa réalisation anonyme, Le Triomphe de la mort, fresque emblématique de Palerme, attire l’attention d’Aurélien Bory. Sa reproduction grandeur nature servira de toile de fond à son nouveau spectacle, invisibili. Renouant ainsi avec un dispositif scénique ouvertement hérité du théâtre grec, le metteur en scène imagine une traversée par vagues des fléaux de notre monde. Cancers, crises migratoire et environnementale remplacent alors la peste, dans une dramaturgie qui ne saurait être plus pertinente, la mort ayant toujours eu un rôle primordial dans l’histoire du spectacle vivant.
Sans chercher à dissimuler son héritage traditionnel du théâtre, Aurélien Bory ne se contente toutefois pas d’en reproduire les codes. Dans invisibili, le fond de scène censé représenter la limite du plateau en ouvre en réalité les perspectives. C’est d’ailleurs le premier élément du dispositif à s’animer et à s’imposer dans l’espace visuel du public, quand la musique de Gianni Gebbia vient l’entourer de son atmosphère entre jazz et sonorités plus expérimentales.
En quelques instants, la pièce arpente des chemins qui s’alimentent de l’inconnu. D’abord le dispositif scénique endosse d’office le premier rôle de cette pièce – rôle qu’il partagera étroitement avec la mort elle-même, dont le visage osseux accompagnera interprètes et spectateurs jusqu’au terme. Et puis, cherchant l’émerveillement dans la composition de ses tableaux, le metteur en scène ne renonce à aucun registre ou effet de surprise. Dans le dialogue qui s’engage entre les corps et la peinture, une distance se forme, s’étire ou se résorbe, dans un renouvellement permanent qui se pare tantôt d’humour, d’émotion ou de surnaturel.
Car si Le Triomphe de la mort constitue un horizon immuable dans invisibili, c’est bel et bien la manière dont il est traversé par les interprètes au plateau qui lui procure une aura particulière. Une fois acceptée la fatalité de sa signification, reste en effet à se positionner dans ce rapport funeste. Victime ou complice, acteur ou spectateur, c’est probablement dans la pluralité des comportements qu’elle engendre que la mort se fait finalement si cruelle et insaisissable.
Par l’enchaînement de ses tableaux, Aurélien Bory travaille précisément à l’impalpable, dans sa dynamique autant que dans ses esthétiques, que les lumières d’Arno Veyrat alimentent avec beaucoup de précision. Maintenant en permanence une certaine étrangeté, qu’il mêle pourtant à d’autres éléments parfaitement identifiables, il conçoit peu à peu une pièce qui se reçoit par les sens concrets aussi bien que par le ressenti. C’est alors la combinaison des deux – et le refus des contraintes – qui fait d’invisibili une pièce littéralement incomparable, entre l’évidence et l’imperceptible.
invisibili
Création 2023 Teatro Biondo Stabile – Palerme
Vu à Montpellier Danse
Compagnie 111 / Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien Bory / Collaboration artistique, costumes : Manuela Agnesini / Avec Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi, Valeria Zampardi, Chris Obehi, Gianni Gebbia / Collaboration technique et artistique : Stéphane Chipeaux-Dardé / Musique : Gianni Gebbia, Joan Cambon / Musiques additionnelles : Arvö Part Pari Intervallo (transcription Olivier Seiwert), Léonard Cohen Hallelujah, J.S. Bach Gigue, 2ième suite for Violoncelle / Création lumière : Arno Veyrat / Décors, machinerie et accessoires : Hadrien Albouy, Stéphane Chipeaux-Dardé, Pierre Dequivre, Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille / Régie générale : Thomas Dupeyron / Régie son : Stéphane Ley / Régie lumière : Arno Veyrat ou François Dareys / Régie plateau : Mickaël Godbille, Thomas Dupeyron
Du 18 au 19 février 2025 : Montpellier Danse