Que reste-t-il, après vingt ans de vies indépendantes, d’un amour qui n’aura jamais été totalement consommé, assumé, vécu ? Sur les vestiges de leur dernier lieu de rencontre, Natali et Peter regardent avec un semblant de recul ce qui leur était commun hier et que toutes les années qui les ont séparés ont rendu flou et lointain autant que vif et plus proche que jamais. Malgré la distance des premiers échanges, la passion se fait rapidement évidence au sein de ce couple du passé, autour de ces retrouvailles qui n’ont finalement rien d’un hasard.
Dans Le Nouvel Homme, rien n’est d’ailleurs véritablement hasardeux. De conversations nostalgiques en joutes de banalités, la rencontre vire à la fois au règlement de comptes intimes et à la redécouverte de l’autre, moyennant le prisme de l’expérience de la vie passée. Cette approche de la relation est en elle-même puissante, de par les mots et les hésitations, ce que l’on voudrait dire ou taire, ce que l’on devrait faire ou ce qu’il aurait précisément dû ne pas se passer. Dans un échange en tension permanente qui trouve son point d’orgue dans une danse où s’affrontent violemment les ambivalences, Natali et Peter arpentent le domaine de l’intime universel avec autant de paroles que de gestes et regards aux silences évocateurs.
Spectateur pas tout à fait passif de ces retrouvailles, Nico, désormais marié à Natali, observe avec une distance fluctuante le déroulé de la rencontre. Témoin à charge d’une passion puissante qu’il ne connaîtra jamais avec sa femme, il ouvre par sa présence une nouvelle dimension à cette relation, la guidant de son contexte très personnel vers une lecture bien plus vaste de l’effet du temps sur nos personnes, nos corps, nos comportements et nos regards.
Car si on n’enlèvera pas à cette pièce la précision de son texte ou la justesse de son interprétation, c’est aussi dans les nombreux questionnements qu’elle ouvre, et qui gravitent précisément autour de l’intime, qu’elle trouve un écho particulièrement fort. Au-delà de la passion et de tout ce qui a trait à l’histoire de cette relation, c’est aussi une évolution sociale, sociétale, politique et artistique qui se met en mouvement.
Physiquement éloignés l’un de l’autre, Natali et Peter se sont construits séparément, différemment. Par réseaux sociaux interposés, ils ont tenté, plus ou moins malgré eux, de préserver une certaine proximité sans jamais entrer en contact. Mais ces réseaux ne montrent que ce que l’on veut y montrer, et on n’y lit que ce que l’on veut y lire. Façonnant chacun sa vie dans une projection fantasmatique de l’autre, ils se retrouvent alors confrontés au réel, à la vérité.
Si l’un pense être resté fidèle à ses idées politiques, l’autre affirme fièrement avoir quitté la gauche pour trouver sa liberté dans l’extrême droite. Le virage n’a rien d’anodin, ni au regard de l’évolution de nos sociétés depuis des décennies, ni dans ce qu’il provoque au sein de ce couple clandestin qui se reforme ou s’étiole selon les tiraillements entre les considérations morales et les attractions instinctives des corps et des esprits.
Pour De Hoe, Le Nouvel Homme est aussi l’occasion d’arpenter d’autres thématiques, peut-être moins affirmées mais pour autant essentielles et inextricablement liées à ce carrefour permanent entre ce qui est privé et ce qui appartient au domaine public. De réflexions sur l’art – on apprécie notamment les références méta-théâtrales négligemment glissées ici ou là – en interrogations autour du langage, de son usage et de ses conséquences, la pièce se construit avec autant d’intelligence que de naturel en ne laissant de côté aucun essentiel.
La pièce s’écoule comme une tranche de vif et fait ainsi ressortir une humanité terriblement pertinente, précisément parce que présentée dans une retenue qui ne demande qu’à déborder. Au travers de cette tension constante, qui n’est d’ailleurs pas sans provoquer quelques éclats d’un rire souvent jaune, Le Nouvel Homme touche juste sans souffrir de s’en donner un faux air… À voir !